
L’émotion suscitée par les affrontements télévisés du match Luton-Millwall va donner du poids à Thatcher qui entend écraser le hooliganisme, de la même manière qu’avec les mineurs en grève ou encore les prisonniers de l’IRA. En réponse, les bases d’une doctrine sécuritaire et répressive du supportérisme vont être posées.
Au début des années 80, le hooliganisme est une réalité endémique dans une Angleterre où la violence est avant tout sociale. Le gouvernement libéral-conservateur de Margaret Thatcher mène une guerre assidue au prolétariat, symbolisée par l’écrasement de la longue grève des mineurs de mars 1984 à mars 1985. Dans les quartiers ouvriers, les émeutes menées en partie par la jeunesse immigrée répondent à la pression policière et au racisme étouffant. Ces révoltes spectaculaires prennent le nom du territoire où elles ont éclaté: Brixton à Londres, Toxteth à Liverpool ou encore Moss Side à Manchester.
Boostée par la Guerre des Malouines contre l’Argentine, le Parti conservateur de Thatcher remportera largement les élections de 1983. Et celle qui a été surnommée “la Dame de Fer” va bientôt faire de l’éradication des hooligans une cause prioritaire alors que l’année 1985 est marquée par la récurrence des violences. Quelques semaines avant le drame du Heysel à Bruxelles (39 morts et plus de 400 blessés), les affrontements du 1/4 de finale de FA Cup entre Luton et Millwall vont accélérer la doctrine répressive et liberticide du football moderne en matière de gestion des supporters.
Ce match intervient un peu plus d’une semaine après la rixe ayant émaillé la 1/2 finale retour de Coupe de la Ligue entre Chelsea et Sunderland à Stamford Bridge. Le fait que les émeutes de Kenilworth Road aient lieu sous l’oeil des caméras de la BBC leur donne une toute autre résonance que le gouvernement va tenter de retourner en sa faveur. La retransmission amplifie l’émotion. Dans l’édition du 19 mars 1985 du Monde on peut lire “Mme Thatcher part en guerre contre les ’voyous du football‘”. Un “cabinet de guerre” est formé pour plancher sur des mesures.
Les hooligans de Millwall, parmi les plus redoutés
Ce 13 mars 1985, en début d’après-midi, des hooligans de Millwall s’étaient déjà distingués en causant des dégâts sur des boutiques du centre ville. Le club de Luton Town n’a pas suivi les recommandations de mettre en pré-vente les 6000 billets réservés aux supporters visiteurs pour mieux éviter d’être débordés. Ce sont donc près de 10 000 supporters de Millwall qui ont fait le déplacement et vont s’entasser dans la tribune Bobbers, chassant au passage les supporters locaux qui y étaient. Ils sont majoritaires à Kenilworth Road et dominent largement la bataille sonore.
Sur le plan sportif, l’opposition semble déséquilibrée. Millwall évolue alors en Division 3 et Luton Town en Division 1. En tribunes, c’est l’inverse. Les F-Troop, firme apparue en 1972 sous le nom de “Millwall Bushwackers”, font partie des hooligans les plus violents et redoutés du pays. Avant même le début match, ils enfoncent le cordon de police aligné devant leur tribune, provoquant les premiers affrontements au bord du terrain. Voyant leur échauffement perturbé, les joueurs préfèrent rester dans le tunnel. Les annonces du speaker n’ont pas beaucoup d’effet et le retour au calme est très précaire. Leur objectif est alors d’aller au contact des MIG’s, les hooligans de Luton, beaucoup moins nombreux bien qu’à domicile.
Après 14 minutes de jeu et plusieurs tentatives, ils finissent par y parvenir, armés de toute sorte de projectiles, laissant très peu de chances à leurs adversaires du jour. Cette incursion provoque une interruption de 25 minutes. Après avoir vu l’intervention de George Graham, le coach du Millwall FC, le match reprendra dans une atmosphère incroyablement tendue, et le but de Brian Stein inscrit à la 31e minute suffira à Luton Town pour remporter le match et filer en 1/2 finale. Au coup de sifflet final, les choses prennent une tournure autrement plus violente. Les sièges de la tribune Bobbers et des morceaux de gradins pleuvent en direction des policiers qui sont en nombre mais qui sont obligés de faire marche arrière face aux F-Troop. Balles de golf, boules de billard, canettes… La violence est telle qu’on s’étonne presque que le bilan humain n’ait pas été plus lourd. Les Sealey, gardien de but de Luton Town a même été visé par un de ces divers projectiles.
Résonance médiatique et suites
Il faudra alors une heure pour que le calme ne soit rétabli sur le terrain… mais seulement parce que les affrontements se prolongent à l’extérieur de Kenilworth Road. Voitures incendiées, vitres brisées, habitations prises pour cible: les dégâts sont considérables. On dénombre aussi de nombreux blessés et une trentaine d’interpellations. Des médias évoquent même la présence de hooligans de Chelsea dans le lot. Dans son récit du match, le Guardian évoque “une soirée où le football est mort à petit feu, les deux équipes étant manifestement intimidées par l’atmosphère explosive“. David Pleat, alors coach de Luton Town, se dit encore dans l’incapacité de parler football tant l’émeute a pris le dessus.
Le lendemain du match, alors que l’Angleterre était en position de favorite pour accueillir le Championnat d’Europe de 1988, elle verra la RFA lui chiper l’attribution. Pour Bert Millichip, président de la Football Association, le hooliganisme est responsable de ce revers. “Les scènes qui se sont déroulées à Luton sont les plus honteuses que j’ai vu – et j’en ai vu beaucoup“, déclare-t-il. David Evans, président du club de Luton, optera pour une solution plus brutale et décidé d’interdire l’accès aux supporters adverses pour la saison suivante, en 1985/86. Thatcherien convaincu, briguant un siège de député, il a joué l’éclaireur de la politique répressive. “Je n’étais pas d’accord, mais il n’y a pas eu de discussion, ni de débat“, racontera plus tard Pleat.
La séquence dramatique du printemps 1985 verra le hooliganisme être abordé comme un “ennemi intérieur”. Après le Heysel, les clubs anglais seront exclus de toute compétition européenne pour cinq années, laissant les mains libres à l’administration Thatcher. Parmi les propositions envisagées par le “cabinet de guerre” et la FA – vidéosurveillance, renforcement des prérogatives policières à l’intérieur des stades, etc – certaines façonnent aujourd’hui l’architecture sécuritaire du football moderne et sont complètement intégrées par une grande majorité des supporters. Le Public Order Act de 1986 instaurera les interdictions de stade, mesure pénale largement reprise dans les autres pays.
Leave a Reply