De l’autre côté des Pyrénées, Saturnino Navazo Tapias est longtemps resté anonyme avant d’intégrer la mémoire collective de la résistance antifasciste espagnole. En Espagne, son nom est associé à la libération du camp de Mauthausen où 7297 antifascistes espagnols furent déportés. 4761 y sont morts, la plupart dans le sous-camp de Gusen.
Saturnino Navazo est arrivé à Mauthausen en janvier 1941. L’histoire de ce camp de concentration a été marquée par la résistance et la combativité des militants antifascistes espagnols qui y ont été enfermés. On leur doit notamment la célèbre banderole accrochée à l’entrée du camp pour accueillir les troupes américaines le 5 mai 1945: «Les antifascistes espagnols saluent les forces libératrices». Navazo est un de ces footballeurs des années 30 qui fit face à la barbarie nazie-fasciste, à l’instar de Matias Sindelar ou Rino Della Negra.
De l’armée républicaine à la Retirada
Saturnino est né à Hinojar del Rey, dans la province de Burgos en 1914. Mais il passe la majeure partie de sa jeunesse à Madrid où sa famille a déménagé au début des années 20. C’est là qu’il commence le football au sein du Deportivo Nacional de Madrid, le troisième club de la capitale, aujourd’hui disparu. Comme milieu de terrain, il fait son trou en 3e puis en 2e division, au point d’être dans le viseur de clubs de l’élite, comme le Bétis Seville où il était sur le point de signer quand la Guerre Civile a éclaté. Sympathisant socialiste, il s’engage alors dans les rangs de l’armée républicaine contre les troupes franquistes qu’il combat sur le front du Levant.
La suite est connue: le prolétariat révolutionnaire a été défait, pris en étau entre une contre-révolution, portée par les partis staliniens espagnols et catalans, et des franquistes appuyés militairement par l’Italie de Mussolini et l’Allemagne d’Hitler qui a trouvé dans le ciel ibérique un terrain d’entraînement idéal. Les anarchistes de la CNT/FAI et plus largement tous les partisans de la république de Front Populaire ont été mis en déroute. Plusieurs milliers d’espagnols ont alors gagné la France: un mouvement d’exil appelé la Retirada. Après un passage par les nombreux camps d’internement, comme celui d’Argelès, beaucoup se sont installés dans le sud de la France. Saturnino atterira à Toulouse en 1939.
La lutte antifasciste se poursuit contre les nazis allemands
Quand la Seconde Guerre Mondiale a éclaté, la plupart des réfugiés espagnols n’ont pas hésité un instant à s’engager contre le nazisme en France, dans un premier temps au sein des Commandements de Travailleurs Etrangers (CTE), rattachés à l’armée française. Une continuité logique à la guerre menée contre le fascisme outre-Pyrénées. Saturnino a très vite été arrêté et emprisonné, dans la foulée de la débacle de juin 1940. Il est resté quelques mois au camp de Fallingbostel en Allemagne, dans le stalag XI B, avant d’être déporté vers le camps de Mauthausen où son arrivée est annoncée le 27 janvier 1941, selon les listes mémoriales.
A Mauthausen, il retrouve de très nombreux compatriotes antifascistes, qui figurent parmi les premiers déportés. Là-bas, comme beaucoup de survivants des camps en ont témoigné, selon le rituel macabre d’arrivée, son identité a été remplacée par un numéro qu’il n’a jamais oublié: 5656. Dans le camp, ces prisonniers rompus à la lutte comptent bien continuer à résister à l’infamie, avec les moyens du bord. Beaucoup y laisseront la vie. Les conditions étaient terribles dans ce camp présenté comme une “Sibérie autrichienne”.
Sauvé par le football ?
Il est fort possible que ses qualités footballistiques lui ont évité le destin tragique de millions d’autres déportés. Il obtient ainsi certains “privilèges”, relatifs quand on est prisonnier, qui plus est dans un camp de concentration. Il devient “responsable” d’environ 200 prisonniers espagnols, en tant que chef de barraquement. Affecté au poste stratégique des cuisines, il a pu ainsi détourner de la nourriture à destination de ses camarades. Il a par ailleurs été mandaté par les autorités du camp pour organiser des matchs de football, opposant parfois les prisonniers à leurs geôliers nazis qu’il fallait bien divertir. Il a mis sur pied plusieurs tournois regroupant les prisonniers hongrois, tchécoslovaques ou yougoslaves. Ces tournois avaient généralement lieu le dimanche après-midi. Durant les 90 minutes, les prisonniers jouaient avec la rage au ventre. Ils décidaient de leurs mouvements, récupéraient leurs prénoms et quittaient leur pyjama rayé infesté de puces. Cette rage de vaincre transmettait de l’espoir aux autres prisonniers qui assistaient aux matchs. Cetains se permettaient même des “olé” lors de certaines actions de cette équipe espagnole et de son capitaine Navazo qui « a joué un rôle capital pour le moral de tous » de l’avis de Luis Garcia Manzano, dans son récit La Rondalla de Mauthausen.
Il adopte Siegfried Meir, gamin juif de 10 ans
Son poste lui a permis de mettre en place un réseau de solidarité qui a servi en priorité aux espagnols porteurs du triangle bleu des apatrides, avec un S au milieu pour Rot Spanier. Car être un réfugié espagnol en 1940, c’est généralement être un antifasciste, socialiste, communiste ou bien souvent anarchiste, qui a fuit la dictature de Franco. Le triangle bleu pour les espagnols était propre au camp de Mauthausen, car ailleurs ils portaient en général le triangle rouge des prisonniers politiques.
La légende de Saturnino Navazo s’est surtout construite dans les coeurs espagnols par l’aide qu’il a apporté à un jeune garçon juif allemand d’origine roumaine, Siegfried Meir. Ce gamin de 10 ans, arrivé du camp d’Auschwitz où ses parents étaient morts peu après leur arrivée, a croisé la route de Navazo à Mauthausen. C’est un garde allemand qui lui a confié la responsabilité du jeune Siegfried qui a commencé à l’épauler dans la plupart des tâches qu’il avait à effectuer. Le footballeur s’en est alors occupé comme un père. Siegfried Meir racontera plus tard le rôle qu’il jouait auprès du footballeur lors des tournois du camp: « Je l’aidais à préparer les matchs, ses chaussures, son équipement. Je le massais. Je le suivais comme son ombre ». Ils étaient devenus des compagnons d’infortune qui avaient trouvé dans leur binôme les ressources nécessaires pour survivre dans un endroit où les chances sont minces.
A la libération du camp par les Américains, ils n’ont pas été séparés. Siegfried, qui était promis à échouer dans un orphelinat, ne voulait pas se séparer de Saturnino et réciproquement. Navazo dit au jeune garçon: « Dis que tu t’appelles Luis Navazo, que tu es espagnol et que tu es né à Madrid au 43 de la rue Don Quichotte ». Et c’est ensemble qu’ils sont rentrés en France, où le passé de Saturnino dans l’armée lui a permis d’obtenir l’asile. Ils se sont installés à Revel à quelques kilomètres de Toulouse. Un jour, comme tout enfant, Siegried a fini par quitter le nid familial. Il est parti à Paris où il a entamé une carrière de chanteur qui le mettra sur la route de George Moustaki, auteur et interprète du Métèque et de Sans la nommer, avec qui il entretiendra une longue relation fraternelle. Leurs parcours croisés ont été racontés dans le livre qu’ils ont cosigné, Fils du brouillard.
De son côté, Saturnino Navazo est resté à Revel où il s’est marié et a eu quatre nouveaux enfants. Il est resté un compagnon de route des socialistes. D’un point de vue footballistique, il fit quelques années durant le bonheur de l’US Reveloise. C’est à Revel qu’il s’arrêta de respirer le 27 novembre 1986, à 72 ans.
Article initialement écrit pour le blog Les Cahiers d’Oncle Fredo – publié le 5 mai 2016
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