Alejandro Finisterre, le poète libertaire qui a inventé le baby-foot

Même s’il commence à tomber un peu en désuétude, tout le monde connaît le baby-foot. Il y a encore quelques années de ça, rares étaient les bistrots qui n’étaient pas équipés de cet objet culte. Gamelle, pissette, but des demis: autant de règles que la fédération informelle des joueurs écumant les rades des villes et des champs, perfectionnèrent bien avant que le baby-foot ne devienne un sport homologué. Ce qu’on sait moins, c’est que son histoire a commencé durant la Guerre d’Espagne et qu’on doit, même si sa paternité a été revendiquée par d’autres, son invention à un jeune poète libertaire âgé alors de 18 ans.

Alejandro Campos Ramírez est un jeune Galicien originaire de La Corogne, né en 1919 dans un village appelé Finisterre – du latin finis terrae, la « fin de la terre ». Il avait fait le rêve de devenir un jour un grand architecte, mais il n’avait réussi jusque-là à ne se faire embaucher que comme aide-maçon. Il vivait de ça et de quelques corrections de travaux scolaires d’élèves plus jeunes, ce qui lui permettait de payer ses études dans un lycée de la capitale. Mais sa véritable vocation était la poésie, domaine dans lequel il commence à se faire peu à peu connaître sous le nom d’Alejandro Finisterre. Il se fait par la suite embaucher comme apprenti dans une imprimerie et se rapproche par la même occasion de cet univers de bohème des artistes qu’il admire, dont le poète républicain León Felipe, de qui il devient proche. Alejandro a alors 17 ans et se définit comme un anarchiste pacifiste qui aspire à vivre un jour dans un monde où l’être humain n’éprouvera plus le besoin d’être gouverné par quelque autorité que ce soit. Il baignait dans cet idéal, quand a éclaté la Guerre Civile espagnole le 17 juillet 1936.

En novembre 1936, la maison dans laquelle il vivait fut touchée par les bombardements. Resté coincé sous les décombres, il en sort salement blessé à la jambe et avec des problèmes respiratoires. Il fut transporté en zone républicaine, d’abord à Valence, puis à l’hôpital de Montserrat. Il est resté en convalescence un certain temps dans cet ancien hôtel de luxe réquisitionné pour soigner les blessés de guerre du camp antifasciste. Il y a croisé un nombre important d’enfants blessés ou mutilés. Ce qui l’a touché au plus profond de sa chair de libertaire. Bien des années plus tard, en 2004, il le racontait à un journaliste de La Vanguardía : « Nous étions en 1937. J’adorais le football, mais j’étais devenu boiteux et ne pouvais pas jouer… Et, par dessus tout, je souffrais de voir ces petits garçons, blessés ou amputés, qui ne pouvaient pas jouer au ballon avec les autres enfants… Je me suis dit: s’il existe du tennis de table, il doit bien pouvoir aussi exister du football de table! Je me suis procuré quelques barres en fer et un charpentier basque réfugié là, Javier Altuna, a façonné les petites figurines de bois. Il fit le coffrage de la table en bois de pin il me semble, et la balle avec un bon morceau de liège aggloméré catalan. Cela permettait un meilleur contrôle de la balle, de pouvoir la bloquer et lui donner de l’effet… » Dans un contexte qui n’était pas propice au jeu, le baby-foot de Finisterre représente aussi une modeste proposition ludique face à l’ignominie de la guerre et du fascisme, aux portes des dernières villes qui n’étaient pas tombées.

Le responsable de la CNT-FAI de Monistrol de Montserrat, Joan Busquets, l’encouragea alors à breveter son invention, ce qu’il fit en janvier 1937. Mais le papier de ce brevet ne survécut pas aux rudes conditions de la Retirada. Un de ses compagnons d’hôpital, le militant du POUM Magi Muntaner a bien tenté de faire breveter au nom de Finisterre le baby-foot en France, mais ce fut infructueux. D’autant que dans l’Hexagone, il se raconte que l’inventeur est un industriel du nom de Rosengart. Mais Alejandro finira par obtenir gain de cause et toucher les revenus de son invention. Cet argent lui permit de gagner l’Amérique du Sud et rejoindre l’Équateur où il a fondé une revue littéraire, reprenant à son compte l’idée de Jean Cocteau : « la poésie est indispensable, mais je ne sais pas à quoi ».

Après l’Équateur, il vécut un temps au Guatemala, où il croisa la route du Che. Il y a perfectionné son invention, et tenté sans grand succès de lancer le basket-ball de table. Après le coup d’état militaire du général Castillo Armas, téléguidé par la CIA, Alejandro est parti au Mexique, où il a retrouvé son ami León Felipe auprès de qui il est resté jusqu’à sa mort en 68. Son arrivée au Mexique est l’objet d’une anecdote rocambolesque puisqu’il échappa aux services secrets espagnols qui venaient de l’arrêter pour le mettre dans un avion direction Madrid. Pour ce faire il avait enveloppé une savonnette dans de l’aluminium, faisant croire à une charge explosive. Ses menaces de faire “sauter l’avion” lui ont permis d’obtenir que celui-ci fût dérouté vers le Panama. Devenu ensuite éditeur à succès, il rentrera finalement en Espagne après la mort de Franco, en 1976.

Il n’a jamais accordé trop d’importance au fait d’avoir été l’inventeur de ce fameux jeu diffusé mondialement: « Bah… Si je ne l’avais pas inventé moi, quelqu’un d’autre l’aurait fait », a-t-il déclaré. D’ailleurs, jusqu’à sa mort, il ne toucha pas un centime de la commercialisation du futbolín comme on l’appelle en Espagne, ou encore metegol en Argentine. Et ce ne fut pas la seule invention du poète. Amoureux d’une pianiste, blessée de guerre et réfugiée elle aussi, il inventa pour elle un engin qui permettait de tourner les feuilles de partition, en actionnant simplement une pédale.

Quand Alejandro est mort en 2007, les enfants du monde avaient déjà remplacé son invention par les consoles de jeux vidéo. Le poète ne s’en plaignait pas, mais ne se privait pas de vanter les vertus du baby-foot permettant de travailler la bonne coordination des mouvements, entre la main droite et la main gauche. Et de défendre son invention comme un vecteur d’amitié et de camaraderie quand les jeux vidéos ont une tendance à favoriser le repli sur soi et l’individualisme. Son optimisme l’incitait à croire en de meilleurs lendemain: « Je crois dans le progrès: il y a un instinct humain qui tend vers le bonheur, la paix, la justice et l’amour. Et ce monde un jour adviendra! »



	

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