A l’occasion de l’Euro 2016 en France et d’une bataille rangée dans les rues de Marseille, le public semblait découvrir que le hooliganisme n’était pas qu’une spécialité anglaise. Une centaine de hooligans russes étaient venus en découdre et démontrer la suprématie de leur “modèle”, sans drogue ni alcool, basé sur l’ultra-violence et le combat de rue.
Un produit de l’effondrement de l’URSS et de son football jadis étatisé. Le passage brutal à un capitalisme mafieux a vu le football passer entre les mains de nouvelles fortunes liées au commerce d’hydrocarbures. Et en tribunes, des groupes coutumiers d’agressions racistes et homophobes, bénéficiant d’appuis au sein des instances, ont commencé à prospérer. Retour sur les origines du hooliganisme avant l’éclatement de l’URSS.
Traduction initialement publiée sur Les Cahiers d’Oncle Fredo | Article original: Viaje a los orígenes: el hooliganismo en la URSS (par Carles Viñas – Panenka.org – 20 juin 2016)
Les affrontements qui eurent lieu en marge du match Angleterre-Russie, dans les rues avant ou au sein du Stade Vélodrome à la fin de la rencontre, accaparèrent l’attention des médias internationaux. Certains furent étonnament surpris, mais de nouveau les hooligans faisaient parler d’eux. Au-delà des sempiternels supporters anglais, leurs homologues russes tinrent le rôle principal. Et subitement certains découvrirent que le vandalisme lié au football ne souffrait d’aucune exclusivité. Mais d’où venaient donc ces russes qui osèrent défier les réputés, quoique d’une certaine manière sur le déclin, hooligans anglais ?
Le hooliganisme (khuliganstvo) n’est pas un phénomène nouveau dans l’histoire de l’Union Soviétique, même si dans les années 70, il n’avait pas beaucoup de rapport avec le football, et beaucoup plus avec l’alcoolisme et les prétendus « comportements déviants ». En 1953, la mort du père de la patrie, l’idolatré Josef Staline, entraîna la promotion au pouvoir de Nikita Khrouchtchev. Le nouveau Premier Secrétaire du Parti Communiste d’Union Soviétique (PCUS) entra en fonction dans les premières années de la Guerre Froide. Malgré son profil plus ouvert, qui provoqua son remplacement une décennie plus tard, il mena durant son mandat une campagne contre le hooliganisme. Cette campagne se traduisit par l’incarcération de milliers de citoyens auteurs de voies de fait allant d’attaques à main armée à des pratiques sexuelles jugées “perverses”. Dans l’après-guerre, le khuliganstvo était un délit grave sanctionné comme un manque de respect envers les valeurs de la société soviétique. Les peines encourrues allaient de trois jours de rétention à cinq ans de goulag (en 1956 les condamnés pour hooliganisme dans ces camps de travail représentaient 15,9% quand ceux pour les crimes contre-révolutionnaires atteignaient 11,3%). Le hooliganisme devint un délit de masse. En 1963, un russe sur vingt-cinq, entre 18 et 40 ans, avait déjà été condamné ou détenu pour vandalisme.
Bien qu’il en partage l’appellation, le hooliganisme des tribunes russe trouve son origine en 1972, la même année que les sélections américaine et soviétique de basket s’affrontèrent lors de la finale, pour le moins controversée, des JO de Munich. A cette époque, l’Union Soviétique, avec à sa tête Leonid Brejnev, essayait de surmonter les bouleversements politiques et financiers découlant directement de la crise initiée en 1970. Aux déséquilibres provoqués par les réformes économiques s’ajoutèrent la sclérose de l’appareil bureaucratique dirigeant (la nomenklatura) et la timide recomposition de l’opposition politique et d’une intelligentsia dissidente. Un contexte qui explique en partie la politique de coexistence pacifique et de détente avec le gouvernement nord-américain avec alors Richard Nixon comme président. Et tout ça alors que la Guerre du Vietnam faisait rage.
C’est dans ce contexte que se produisit le premier signe d’éclosion du phénomène des supporters organisés en URSS avec l’apparition en 1972 au stade du Spartak Moscou, surnommé « l’équipe du peuple », d’un supporter arborant une écharpe aux couleurs du club. Voilà comment un événement anecdotique et sans importance devint un symbole pour ses pairs. Toutefois, ces supporters pionniers se trouvent être aux antipodes des hooligans actuels. Ils étaient une quarantaine à porter fièrement les cheveux longs (rien à voir avec les crânes rasés qui peuplent aujourd’hui les stades), signe de mépris des valeurs disciplinaires de cette époque, ils portaient aussi des jeans rapiécés et essayaient de s’inspirer de tout ce qui pouvait venir d’Europe de l’Ouest et qui leur parvenait aux oreilles. Parmi tout ce qui arrivait jusqu’à eux, ils découvrirent d’abord la musique des Beattles puis, plus tard, l’existence des hooligans.
Assez vite ces supporters s’organisèrent en petits groupes pour supporter leur équipe. Ils n’aimaient pas les officiels du K.G.B. qui considéraient comme un acte « anti-soviétique » le fait de supporter d’abord un club de foot avant la Mère Patrie. Les autorités dirigèrent à la fin des années 70 une stratégie répressive contre ces groupes dont les leaders furent accusés de collaborer avec la CIA. Ces années-là, le simple fait d’arborer l’emblème d’un groupe de supporter était un motif suffisant pour se faire expulser d’un stade.
Moscou était le pire endroit pour un supporter radical. La police de la capitale se distingua par une violente persécution de ces supporters, présentés alors comme les bolyeshchiks (les malades de football). Cette pression entraîna l’organisation des premiers déplacements. Hors de Moscou, le harcèlement policier était moindre et les supporters pouvaient ainsi soutenir leur équipe sans craindre de répresailles. Le premier groupe de fans non-reconnu officiellement prit forme parmi les supporters du Spartak Moscou. Fatigués des attaques qu’ils subissaient lors des déplacements, les supporters krasno-belie (rouge et blanc) décidèrent de conjuguer leurs efforts pour tenir tête aux jeunes des provinces dans lesquelles ils se rendaient. Dans ces contrées lointaines où ils arrivaient parfois après deux ou trois jours de train, les gars de la capitale étaient une cible de prédilection.
A cette époque déjà les bandes rivales, de divers quartiers ou villages, s’affrontaient pour conserver leur domination territoriale. Les actes de violences n’avaient donc rien d’étrange. Ces bagarres convenues, ancêtres des ustawkas actuelles, connues sous le nom de Stenka na Stenku (mur contre mur), consistaient en deux lignes adversaires – ou murs – qui avançaient l’une vers l’autre jusqu’à entrer en collision pour se battre. Il y avait fréquemment des mutilés ou des morts. L’origine de ces Stenka na Stenku remontait à la tradition slave des jeux populaires médiévaux, solidemment ancrée dans les villages de Russie, d’Ukraine et de Biélorussie. Ces bagarres avaient généralement lieu lors du Mardi Gras. Pour empêcher sa propagation, au 17ème siècle les autorités publièrent un décret ordonnant que leur organisation devait être communiquée aux forces de l’ordre. Comme les ustawkas actuelles, prisées aussi des hooligans polonais ou hongrois, ces fights reposaient sur des codes propres.
Malgré les diverses tentatives des dirigeants soviétiques de les interdire dans les années 50, principalement du fait qu’un grand nombre de jeunes intégrant l’Armée Rouge arrivaient contusionnés ou blessés après y avoir participé, les Stenka na Stenku se poursuivirent jusqu’aux années 80. Décennie durant laquelle apparurent de nouveaux groupes de supporters radicaux dans des villes comme Kiev ou Leningrad. Le phénomène pris de l’ampleur et le nombre de membres de ses groupes augmenta. Les groupes de Fanats – terme générique construit à partir de « fanatic » qu’ils adoptèrent pour se définir – parvinrent à mobiliser entre 300 et 400 membres à Moscou.
Pourtant, l’isolement de l’URSS empêcha ces groupes d’adopter les tendances en activité sur le Vieux Continent. Ce qui changea avec l’arrivée au pouvoir de Mikhail Gorbachev en mars 1985, soit deux mois seulement avant la tragédie du Heysel. Le nouveau Secrétaire Général du Comité Central du PCUS mit en oeuvre ses réformes phares, le glasnost et la perestroika censées favoriser plus de transparence et plus de souplesse au niveau des dispositifs sécuritaires de l’Etat. Cela permis de découvrir la réalité des tribunes hors des frontières soviétiques. Ce sont précisément des diffusions sous le manteau, comme celle de la tragédie du Heysel qui popularisèrent les chants anglais. Les épisodes de violence commencèrent à proliférer dans les stades soviétiques.
Un des épisodes majeurs de cette évolution se passa en 1987 quand près de 300 supporters du Spartak s’affrontèrent dans le centre de Kiev aux supporters du Dynamo. Il marque un tournant dans l’histoire du vandalisme lié au football en URSS. Bien que les accrochages ou échauffourées n’étaient en rien une nouveauté, étant donné que durant les trois décennies précédentes, il en avait existé autour de la grande rivalité des derbys moscovites (des épisodes similaires eurent lieu dans d’autres républiques soviétiques comme la Lettonie ou l’Ukraine), il est certain que les affrontements de Kiev mirent en évidence l’ampleur inédite du phénomène. C’est à partir de là qu’il s’étendit à l’ensemble du pays avec la naissance de nouveaux groupes de supporters dans la majorité des clubs de la Ligue Soviétique. Les troubles s’accentuèrent encore plus quand ces groupes de hooligans commencèrent à se déplacer avec assiduité.
En 1990, année de la réunification allemande consécutive à la chute du Mur de Berlin et à l’effondrement de la RDA, les supporters radicaux du Spartak Moscou se rendirent à Prague pour y suivre leur équipe en Coupe d’Europe. Après s’être livrés à des altercations dans le centre-ville de la capitale tchèque, ils prirent une raclée de la part des hooligans locaux du Sparta Prague. Les moscovites présents ce jour promirent de venger cette humiliation même si pour ce faire, ils durent patienter jusqu’en 1999 quand leurs équipes respectives se rencontrèrent lors de la phase de groupes de la Champions League.
L’effondrement de l’Union Soviétique, officialisé par le Traité de Minsk le 8 décembre 1991, ne valide pas seulement la fin du plus grand Etat socialiste du monde, mais marque aussi la désintégration du football soviétique avec le départ de tous ses meilleurs joueurs. Cela, affecta évidemment les groupes de supporters du pays qui virent leur progression stoppée net. Ce déclin, paralèlle à la traversée du désert du football russe, se poursuivit jusqu’à ce qu’en 1994 il refasse surface grace aux groupes de supporters moscovites.
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