Stonegate Rovers FC: “Un protest club né d’une désillusion, mais aussi enraciné dans l’anarchisme”

Les alternatives au football moderne se développent aussi sur le continent asiatique. Depuis l’Indonésie, des membres de Stonegate Rovers ont répondu à quelques unes de nos questions. Présentation d’un collectif revendiquant près de 55 membres, engagé pour révolutionner le football et la société indonésienne.

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Stonegate Rovers FC est-il engagé dans un championnat? Quels types d’actions sociales menez-vous avec votre club?

Stonegate Rovers FC ne fait actuellement partie d’aucune ligue officielle et c’est un choix politique délibéré. Ce refus est le prix de notre autonomie. En Indonésie, les compétitions sont liées aux élites bureaucratiques qui font du football un marché plutôt qu’en bien commun. Nous construisons à la place notre propre calendrier avec des matchs amicaux solidaires, ouverts à la mixité, peu importe le niveau. On profite des matchs pour collecter des fonds en solidarité avec des grévistes ou des familles confrontées à la répression. On ne fait pas que jouer: on organise aussi des cercles de lecture ou des ateliers premiers secours. On bosse avec divers acteurs de la scène culturelle indépendante: des groupes de musique DIY et des imprimeries communautaires. On veut que nos événements restent accessibles, alors on adapte toujours les tarifs pour que personne n’en soit exclu. Et surtout, on tient les flics à l’écart. Chez nous, “être membre” signifie s’engager dans un processus décisionnel horizontal et une responsabilité collective, et non pas acheter un billet pour un spectacle. En résumé, le foot c’est notre langage, et la solidarité c’est le message.

Sur vos réseaux sociaux vous vous présentez comme un “protest club”. Qu’est-ce que cela signifie pour vous? 

Quand nous disons “protest club”, ce n’est pas un slogan creux. C’est enraciné dans nos parcours de supporters. La plupart d’entre nous viennent des Bobotoh, les supporters du Persib Bandung, un géant de Java Ouest. Persib ce n’est pas seulement une équipe: c’est une institution hégémonique dans la province, voire en Indonésie. Grandir à Java Ouest, c’est ressentir ce poids: les chants, les rivalités, une attraction identitaire énorme. D’autres suivaient Persigar Garut, le petit club de notre ville qui a toujours été intimement lié au gouvernement local et aux réseaux clientélistes. Il prétendait représenter Garut, mais en pratique c’était plus un prolongement des intérêts politiciens qu’une culture populaire vivante. Cette contradiction était douloureuse: un club si proche géographiquement, mais si éloigné socialement.

Stonegate Rovers est né de cette double histoire. Nous n’avons pas abandonné le football, nous avons abandonné les structures qui l’ont vidé de sa substance. Alors que c’était un emblème ouvrier, Persib a été avalé par la marchandisation et le spectacle. Persigar, autrefois ancré dans la communauté, a été réduit à un accessoire bureaucratique. Tous deux ont perdu le lien avec la base sociale et l’esprit rebelle qui donnait sens au football. La création de Stonegate Rovers est une réponse à cette dépossession. En construisant un club par en bas, nous récupérons ce qui nous a été volé: un football qui parle la langue des travailleurs, des quartiers, et de la résistance antifasciste. Nous n’avons pas tourné le dos à nos racines: nous y sommes retournés en refusant de les laisser se faire effacer.

En quoi vous différenciez vous du “punk football” auquel on associe généralement le FC United ou d’autres clubs fan-owned clubs anglais?

Nous respectons les projets comme celui du FC United et plus largement la tradition anglaise des clubs appartenant à leurs supporters. Ils ont montré qu’il était possible de bâtir des clubs hors de l’orbite de l’élite capitaliste. Mais l’Indonésie est un autre terrain. Ici, les problèmes ne sont pas seulement la marchandisation et le prix des matchs; c’est aussi le quadrillage sécuritaire de l’espace public, la rareté des espaces autonomes, et la gestion des foules par la police et la bureaucratie. Les stades peuvent vite se transformer en lieux de deuil. Dans ce contexte, être “alternatif” n’est pas d’abord une question d’esthétique ou de label DIY: c’est une question de survie, de défense collective.

Ce qu’on appelle “punk football” en Europe peut dériver, dans le pire des cas, vers une esthétique lifestyle: bruyante, colorée, contestataire seulement dans la posture. Chez nous, la réalité impose une dureté différente: nous plaçons l’antifascisme et la pratique anarchiste au cœur du projet. Si le “punk football” anglais représente avant tout un refus du football hyper-commercial, Stonegate Rovers incarne pour sa part un refus des dispositifs autoritaires qui enserrent à la fois le jeu et la ville. Nous ne sommes pas une sous-culture; nous sommes une politique de quartier qui s’exprime à travers le football.

Comme de nombreux clubs alternatifs en Europe, vous parlez de votre “dégoût” du football moderne. Quelles sont les caractéristiques du football indonésien qui vous provoquent ce dégoût? Comment s’exprime la contestation du football moderne au sein des tribunes populaires et des groupes ultras?

Le football indonésien est un paradoxe: il est à la fois l’un des plus dynamiques en termes d’ambiance et l’un des plus compromis sur le plan structurel. Dans les tribunes, on assiste à une créativité étonnante, avec des chants improvisés, des banderoles peintes à la main et des chorégraphies qui transforment le béton en théâtre. Pourtant, l’écosystème dans son ensemble est organisé autour de l’exploitation et du contrôle. Les clubs servent à la fois de tremplins électoraux et de tirelires privées; les fédérations agissent comme si le football leur appartenait; les contrats de diffusion réorganisent les calendriers pour les adapter aux écrans plutôt qu’aux communautés; la course aux revenus “matchday” met sous pression les vendeurs ambulants et les travailleurs précaires; les protocoles de sécurité traitent les supporters non pas comme un public à accueillir mais comme une menace à surveiller.

Dans cette machine, la contestation existe bien, mais elle est souvent contradictoire. Les ultras et les tribunes populaires dénoncent les mauvaises gestions, rendent hommage aux morts, affrontent la police, organisent des campagnes et des boycotts. Mais parfois, ces mêmes tribunes restent loyales à des propriétaires de clubs qui sont eux-mêmes au cœur du système critiqué. Les modèles de supportérisme importés – qu’ils soient ultras, des barras bravas ou des torcidas – débarquent avec de la puissance, mais hors contexte. En Indonésie, ça peut autant donner lieu à de la solidarité émancipatrice qu’à de la rivalité ritualisée. Au final, la colère s’exprime surtout entre supporters, au lieu de viser ceux qui exploitent tout le monde. Notre dégoût ne vise pas les fans, mais bien ce complexe foot-business qui marchandise la passion et diabolise les foules.

Existe-t-il des liens avec d’autres projets comme le vôtre dans d’autres villes indonésiennes? Quelle est la réalité du football “alternatif” dans votre pays?

Oui, depuis quelques années, le football alternatif s’est multiplié en Indonésie, et c’est à la fois inspirant et encore fragile. Deux types de dynamiques, qui peuvent se recouper, ont émergé. La première vient de supporters déçus par leurs propres clubs. Tout comme Stonegate Rovers à Persib et Persigar, dans d’autres villes des supporters ont décidé de créer leur propre équipe plutôt que de rester fidèles à des institutions qui avaient perdu leur identité sociale. Ces projets naissent clairement d’un refus: refus de la marchandisation, refus du clientélisme politique, refus de l’exploitation de la passion des supporters. Dans ce cas, le club devient une critique vivante, un nouveau drapeau levé contre la trahison de l’ancien.

La deuxième vient plus largement des milieux de gauche et anarchistes. Des collectifs qui s’organisaient déjà autour des luttes ouvrières, du féminisme, des expulsions, des luttes queer ou de la culture antifasciste, qui ont décidé d’utiliser le foot comme espace de résistance sociale. Ces initiatives défendent la mixité, refusent le harcèlement, pratiquent des prix libres et accessibles, et rejettent les fonctionnements hiérarchiques. Le football y est utilisé comme une arme de classe et d’autodéfense collective.

Ces deux tendances restent petites et sous pression: peu de terrains, pas d’argent, et de la répression. Mais ensemble, elles forment une constellation. De Bandung à Bogor, de Garut à Purbalingga, des projets de foot autonomes commencent à se reconnaître, à s’entraider et à partager des expériences. Ce n’est pas encore un réseau formel, mais clairement un mouvement. Et le fait qu’il se propage malgré tout prouve que la soif d’un autre football est bien réelle. Stonegate Rovers s’identifie aux deux courants: nous sommes un protest club né d’une désillusion, mais aussi enraciné dans l’anarchisme, avec des pratiques d’horizontalité, d’entraide et d’antifascisme. Notre espoir est que ces différents projets finissent par se fédérer pour devenir une contre-ligue populaire: un football insurgé, non pas à côté mais contre l’industrie du foot business.

Le mouvement anarchiste semble en développement croissant en Indonésie depuis la fin du 20e siècle. Comment se manifeste cette influence dans votre club?

Ici, l’anarchisme n’est pas juste le fruit d’une importation. C’est un mélange entre des influences internationales et des traditions locales de résistance qui précèdent de loin le mot “anarchisme” même. L’inspiration de penseurs classiques comme Bakounine, Stirner, Malatesta ou Emma Goldman, nous a permis de mettre des mots sur ce que nous ressentions déjà: la domination doit être combattue et la liberté doit être vécue, ici et maintenant. Mais l’anarchisme indonésien a aussi ses racines dans la lutte contre la brutalité coloniale, dénoncée notamment par l’auteur néerlandais Multatuli dans son roman Max Havelaar. Par exemple, la rébellion des Samin, communautés paysannes menées par Samin Surosentiko à la fin du XIXe siècle à Java, lancée contre l’autorité coloniale hollandaise. Pour nous, refuser l’autorité injuste, défendre une vie communautaire égalitaire, vivre simplement hors de la logique d’État: c’est autant saministe qu’anarchiste.

Après la chute de Suharto à la fin des années 1990, l’anarchisme a ressurgi de façon plus nette, à travers la sous-culture punk, les contre-sommets altermondialistes, et l’urgence de la lutte contre le régime dictatorial en déliquescence. Des collectifs sont nés à Jakarta, Bandung, Yogyakarta, Makassar, tenant des infoshops, des bibliothèques de fanzines, des squats, des cantines solidaires, des concerts antifascistes. Diverses actions lui ont donné une visibilité internationale: des black blocs lors du 1er mai à Jakarta, des campagnes de solidarité pour des prisonniers politiques, des actions directes contre les symboles de l’État et du capital. Stonegate Rovers vient directement de là. Bandung est depuis longtemps un foyer de la scène punk et de l’anarchisme. Beaucoup d’entre nous se sont politisés autour des cantines solidaires, des concerts antifascistes et des affrontements avec la police du régime. Pour nous, le football n’a jamais été apolitique. Créer Stonegate, c’était juste poursuivre cette logique, mais sur un terrain. Donc oui, notre ADN est anarchiste. Notre critique du foot moderne n’est pas du folklore et vient de cette tradition, qui va de Bakounine aux Samin, d’Emma Goldman aux quartiers de Garut.

Depuis le mois d’août, l’Indonésie est secouée par une intense révolte sociale contre l’austérité, la corruption. Comment votre club se positionne dans ce contexte insurrectionnel?

L’actuel soulèvement n’est pas tombé du ciel. C’est le résultat d’années de hausse des prix, de coupes dans les aides, d’impôts injustes, avec un pouvoir qui traite toute dissidence comme un désordre. Ajoute à ça les traumatismes des catastrophes dans les stades et d’autres épisodes de violence d’État, et tu obtiens une société saturée de colère et de tristesse. Quand ça a explosé en août, le pays n’a pas “tourné au chaos”: il a simplement dit tout haut que la situation n’était plus tenable.

La réponse du pouvoir était prévisible: répression policière immédiate, arrestations massives, et un discours médiatique criminalisant la protestation. Mais sur le terrain, de nouvelles solidarités se sont formées: des étudiants avec des vendeurs de rue, des supporters avec des travailleurs en grève, des cuisines de quartier nourrissant les manifestants. C’est exactement ce que craint le pouvoir autoritaire: que les gens prennent conscience de leur capacité à s’organiser sans permission.

Stonegate Rovers ne pouvait pas rester neutre. Nous avons mis sur pause nos activités footballistiques, y compris le lancement de l’équipe et du maillot, pour nous consacrer entièrement à ce qui compte. On a apporté notre aide avec des contacts juridiques, des fournitures de premiers secours, et des chaînes de distribution pour les besoins essentiels; on a utilisé nos modestes plateformes pour contrer les narratifs déshumanisants; et on a insisté sur le fait que la culture supporter n’est pas un segment marketing mais un sujet politique. Jouer comme si de rien n’était, ça aurait été obscène quand nos voisins se faisaient ficher et matraquer.

Notre position est simple: dans un pays au bord de l’explosion, le foot ne peut pas être seulement du divertissement. Il doit être une école de démocratie et une logistique de solidarité. Si le peuple est dans la rue, les tribunes doivent marcher avec lui. On préfère être rappelés comme un club qui a choisi la solidarité plutôt, que comme un club qui est resté silencieux pour protéger son calendrier.

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