
Au Pérou, la rivalité entre l’Alianza Lima et le Club Universitario est une des plus emblématiques du continent sud-américain. Ce tout premier derby, marqué par un fort antagonisme social, a pris le surnom de “Clásico de los Bastonazos”. Une histoire commencée dans les coups et les bosses.
L’Alianza est née au cœur de la Victoria, l’important quartier pauvre de la capitale où le club a définitivement installé son siège social à partir de 1928. C’est alors le club de la classe ouvrière limeña. Cet ancrage populaire constitue le socle de son identité. Car l’Alianza, fondée en 1901 sous le premier nom de Sport Alianza par des ouvriers immigrés d’Italie et de Chine, est un club auquel le prolétariat et les couches les plus pauvres de la population s’identifient. Les succès du club leur donnent du baume au cœur et les aident à résister face aux dures conditions de vie qui leur sont imposées. Dans un football péruvien qui ne deviendra professionnel qu’en 1951, les premiers joueurs de l’Alianza Lima sont tous des travailleurs: des chauffeurs, des maçons et autres obreros nés du mauvais côté du capital.
Deux clubs aux identités de classe opposées
Le football péruvien a mis quelques années à structurer un championnat national en 1928. Au début, il n’y avait que des compétitions provinciales. Le premier championnat regroupant les meilleures équipes du pays, organisé sous l’égide de la Fédération Péruvienne de Football, reposait sur une formule en deux phases. Une première phase composée deux groupes, puis une seconde où les cinq meilleures équipes de ces deux groupes se qualifient dans une poule finale. La Federación Universitaria de Futbol, fondée quatre ans plus tôt par des étudiants issus de la bourgeoisie de Lima, dispose d’un passe-droit pour cette compétition. Jusqu’ici, la “U” – comme on la surnommera plus tard – avait seulement participé à des compétitions scolaires. Elle peut compter sur ses relations haut placées pour obtenir le privilège d’accéder directement à l’élite. A cette époque, l’Alianza est considéré comme le meilleur club du pays.
Désormais, la bourgeoisie possède aussi son club. La “U” débarque dans l’élite avec une mission: mettre un terme à cette domination. Avec cette rivalité immédiate, la lutte des classes va trouver une prolongation dans les stades. Armando Leveau, supporter et historien non-officiel des aliancistes, confirme: «L’Universitario a été monté en partie pour contrer la domination de l’Alianza Lima. Une bonne partie de la bourgeoisie de l’époque ne pouvait supporter l’idée que le football péruvien soit dominé par une équipe de racailles et de noirs, dont l’idole du moment, Alejandro Vilanueva, était vue par eux comme un “bon à rien” et un “sale noir” plutôt que comme un génie du football.»
Cette rivalité va vite avoir l’occasion de faire des étincelles sur le terrain, mais aussi en tribunes. Lors de ce championnat de 1928, l’Alianza et la Federación Universitaria évoluent dans deux groupes distincts. Ils ne se rencontrent que lors de la poule finale, avec le premier titre de champion du Pérou en jeu. Les adeptes de dramaturgie footballistique auraient apprécié le scenario. Alors qu’en levé de rideau l’Atlético Chalaco vient d’affronter Sport Progreso, l’ancien Stade National de Lima est plein à craquer pour ce tout premier Superclásico qui n’en porte pas encore le nom, avec environ 15 000 supporters chauffés à blanc dans les gradins. Pour cette finale que la Fédération pressent explosive, il est fait appel à l’arbitre uruguayen Julio Borelli, sûrement pour éviter que l’objectivité arbitrale ne soit contestée.
Match et bagarres
Dans le stade, les bourgeois ne passent pas inaperçus, reconnaissables à leurs complet-vestons, haut-de-forme. Les cannes complètent la panoplie. Sur le terrain, le match démarre fort: les universitaires douchent les supporters aliancistes dès la 7e minute avec un but de Pablo Pacheco. Piqués au vif, les Blanquiazules intensifient les contacts. De nombreux coups sont donnés de part et d’autre. La tension, palpable sur le terrain, déteint sur les tribunes… à moins que ce ne soit l’inverse. Dans les tribunes plusieurs bagarres sont sur le point d’éclater, mais on n’imagine pas encore que ce match n’ira pas à son terme.
C’est à la 70e minute que le match vire à la bagarre générale. Tout est parti d’un tacle trop rugueux de Miguel Rostaing sur Mario De las Casas, entraîneur-joueur de la Federación Universitaria. Celui-ci, à peine relevé, balance en représailles un coup de poing dans la figure de l’attaquant de l’Alianza. Dans la mêlée qui se forme, Juan Quintana se jette sur De las Casas à qui il distribue quelques marrons. L’arbitre ne fait pas de détails et expulse les trois joueurs. Ce qui aurait pu calmer les esprits n’aura aucun effet.
Dans les dix minutes qui suivent, il expulsera trois nouveaux joueurs. L’Alianza, déjà réduite à neuf, a vu coup sur coup se faire expulser Alberto Soria (73e), la star Alejandro Vilanueva (75e) puis Juan Rostaing (80e) pour une faute dans la surface de réparation. Mais aucun penalty ne sera tiré par les universitaires car, après un moment de flottement, l’arbitre s’est rendu compte que l’Alianza n’avait plus que six joueurs sur le terrain. Or, le règlement est clair: une équipe ne peut évoluer avec moins de sept joueurs. La fin du match a donc été sifflée dix minutes avant son terme.
Troisième mi-temps dans les tribunes
Les supporters de la Federación Universitaria, maîtrisant visiblement mal les règles du football, ne comprennent pas la décision de l’arbitre, ni que leurs poulains ont match gagné. Dans leur esprit le match doit se poursuivre. Avec seulement six joueurs en face, ils s’imaginent un beau duel déséquilibré en faveur de la “U”. Les bourgeois en tribune centrale, estimant qu’ils ont payé pour, veulent la fin de leur match, d’autant plus s’il doit s’agir d’une mise à mort de son rival des bas quartiers.
Le retour aux vestiaires des joueurs de l’Alianza, au pied de cette tribune, se fait sous les sifflets nourris. Ils se font insulter de “nègres de merde” ou encore de “pochtrons”. C’en est trop pour Filomeno Garcia, qui, comme ses partenaires, n’est pas du genre à se laisser marcher dessus. Il franchit alors la barrière pour en découdre. Les coups de canne pleuvent abondamment sur le sanguin milieu de terrain.
Solidaires, ses coéquipiers, puis les supporters, fondent sur la tribune pour lui prêter main forte. Aux coups de cannes des bourgeois et aux sièges qui leur pleuvaient dessus, les aliancistes n’ont que leurs poings à opposer. Mais l’occasion de pouvoir leur rendre les coups était trop belle. La police mettra un terme à la bagarre et dispersera la foule. Mais la première page de ce derby légendaire venait d’être écrite. Ce premier derby de l’histoire passera à la postérité sous le nom de “Clásico de los Bastonazos”.
La finale sans fin
Mais il y a encore un scenario que les instances péruviennes n’avaient pas prévu. Une victoire 1 à 0 de la Federación Universitaria génère une égalité parfaite entre les deux équipes qui vont devoir s’affronter à nouveau. Un match d’appui en forme de finale, pour les départager et enfin attribuer le titre de champion du Pérou. La rencontre s’est terminée sur le score de 1 à 1. Sans règle des tirs au but, ni tirage au sort, les nouveaux ennemis doivent se retrouver une troisième fois. Le 1er novembre 1928, toujours dans le Stade National de Lima, l’Alianza ne laissera pas passer sa chance et l’emportera 2 à 0. Les supporters blanquiazules peuvent alors allègrement fêter ce titre de champion du Pérou dans les rues de Lima, comme ceux de l’Universitario ne s’étaient pas privés de fêter la victoire au soir du 23 septembre.
*************

Leave a Reply