De ses débuts à Bari, en passant par ses passages à la Roma, l’Inter ou le Real Madrid, on pourrait résumer la carrière de Cassano à une saga chaotique ou à un sentiment d’inachevé. Mais il était écrit qu’elle n’aurait jamais pu être lisse ou linéaire. Passé par sept clubs où il n’a jamais laissé indifférent, il s’est tôt ou tard brouillé, partout.
Retraité depuis 2017, Antonio Cassano n’a pas beaucoup changé. Entre 2020 et 2023, celui qui sévissait dans l’émission Bobo TV – sur la chaîne de l’ancienne gloire Christian Vieri – a montré qu’il n’avait rien perdu de son franc-parler. Lukaku, Haaland ou encore José Mourinho – qui a eu “la chance d’entraîner de grands champions en jouant un football de merde” – pas grand monde n’a été épargné par ses scuds. Cette langue “bien pendue” est une de ses marques de fabrique. Dès qu’il a mis un pied dans le football professionnel, tout le monde a découvert ce joueur sans aucun filtre échappant aux codes et normes de la communication aseptisée. Un ego de la taille de ses blessures. “Il a la tête haute de celui qui vient d’en bas”, vantait le site internet de la Sampdoria quand Cassano a signé là-bas. Probablement l’image qui le caractérise avec le plus de justesse.
Portrait du jeune footballeur en haillons
Le hasard a fait naître Antonio Cassano quelques heures après le sacre de l’Italie au Mondial 82. C’est à Bari qu’il a poussé ses premiers cris, dans le dénuement le plus total. Ces conditions matérielles ont forgé son génie azimuté. Les ruelles du “vieux Bari” ont été son terrain de jeu; ses “universités” dirait Camus. Bari Vecchia est un des quartiers les plus pauvres et durs de la capitale des Pouilles. C’est dans ce dédale que débute l’histoire d’Antonio, petit gars du sous-prolétariat abandonné à la naissance par son paternel. La contrepartie de cette absence est une liberté quasi totale laissée par sa mère, qui parle très mal italien et ne s’exprime qu’en barese. “Elle me laissait tout faire, même quand j’avais 10 ans. Je ne voulais pas aller à l’école, je n’y allais pas”, explique-t-il.
Au quartier, c’est balle au pied qu’il étale son talent buissonnier. Avec lui, “l’école de la rue” est une expression qui prend tout son sens. Les règles de conjugaison, les théorèmes ou le respect de l’autorité professorale, très peu pour lui. “Cassano n’a jamais considéré l’éducation comme une nécessité pour s’assurer un revenu futur”, écrit Nicky Bandini dans le Guardian. Comme tant d’autres gamins désargentés avant lui, le football est devenu sa vocation et son gagne-pain. Avant même de signer professionnel, il monnayait déjà ses services.
“Je passais mon temps à jouer dans la rue et, naturellement les plus grands me voulaient dans leur équipe. Et moi j’allais vers celui qui m’offrait le plus d’argent. J’étais le plus fort de tous. Si un me proposait 3000 lires, et un autre 5000 lires, j’allais avec lui. […] Je ramenais toujours quelque chose. J’étais dingue de foot mais surtout je vivotais grâce à lui. 2000 lires de plus ou de moins, pour moi c’était énorme à l’époque”. Il faut dire qu’il n’y a pas d’argent à la maison. Il le raconte sans prendre de gants. “J’ai connu la faim pendant dix-sept ans. La faim, ça veut dire que je ne pouvais pas manger, littéralement. Ma mère ne travaillait pas, elle était femme au foyer. Nous devions tenir avec 3 ou 4000 lires (environ 2 euros) par jour. Avec ça, tu manges à peine. Ma mère a fait beaucoup de sacrifices.”
Dans le grand bain de la Serie A à 17 ans
Le football professionnel va changer son destin de façon fulgurante. Lancé à 17 ans dans le grand bain avec le maillot de Bari sur la pelouse du rival Lecce, Cassano montre qu’il n’a pas froid aux yeux. Le coach Eugenio Fascetti sait qu’il tient une pépite. “J’ai tout de suite remarqué qu’il était venu au monde pour jouer au football, des joueurs comme lui, il n’en naît qu’un de temps en temps, et j’ai eu la chance qu’il soit né à Bari”. Son culot se confirme dès le match suivant au Stadio San Nicola face à l’Inter de Vieri et Zamorano.
A nouveau titulaire, il offre la victoire aux siens à la 88e minute d’un but plein de fraîcheur, après s’être emmené le ballon d’une aile de pigeon. Sacré clin d’œil pour cet adolescent, fan des Nerazzuri, qui avait été engagé deux ans plus tôt par Tonino Rana pour porter les couleurs du Pro Inter Bari, un club local affilié au célèbre club milanais. Des années plus tard, il confessera que ce match l’a “éloigné d’un avenir de merde”, dans son autobiographie intitulée Dico tutto (“Je dis tout”). “S’il n’y avait pas eu ce match contre l’Inter, je serais devenu un voleur ou pire, dans tous les cas un délinquant”.
Ses partenaires chez les Biancorossi se souviennent d’un jeune sûr de lui et de ses qualités. “La personnalité d’Antonio sautait de suite aux yeux. Il n’était pas intimidé par les matches importants, ni par les joueurs confirmés”, raconte l’ex-milieu de terrain Michele Marcolini. Les médias découvrent aussi le phénomène hors du terrain. A la question d’un journaliste lui demandant ce qui lui était passé par la tête après avoir marqué, il répond du tac-au-tac: “que je suis devenu riche”. Sa première cassanata, comme on appelle en Italie ses sorties incontrôlées dont on peut aisément trouver des compilations. L’expression, attribuée à Fabio Capello himself et entrée plus tard dans la langue italienne, signifie “faire une Cassano”.
L’éternel génie prometteur
Sur le terrain, il épate la galerie comme ce gamin des rues qu’il n’a jamais réellement cessé d’être. Si son talent est indéniable, sa maturité émotionnelle pose aussi question. “Les premiers pas de Cassano dans le football ont démontré qu’il était un diamant brut avec trop d’imperfections à polir; pas particulièrement dans son jeu, mais dans sa tête”, écrira Jorge Giner pour Panenka. Sélectionneur des espoirs italiens au début des années 2000, Claudio Gentile l’écartera de l’équipe en grande partie pour cette raison, inaugurant alors sans le savoir la liste des coachs incapables de gérer le fantasque attaquant. Cassano, lui, ne digèrera jamais cette mise à l’écart. Il se paiera plus tard Gentile et son équipe de “perdants et d’idiots” dans son livre.
Champion en titre, le club de la Louve avait mis le prix – 60 milliards de lires (31 millions d’euros) – pour recruter Cassano, à 19 ans seulement. Couvé par Capello et protégé par Totti, il se montre vite à la hauteur des espoirs placés en lui avec la saison 2003/04 en guise d’apogée. Les planètes semblent alignées. Buteur dès sa première sélection en novembre 2003 contre la Pologne, l’enfant terrible gagnera son ticket pour l’Euro 2004 au Portugal. Le tournoi est un petit fiasco pour l’Italie qui ne sort pas des poules. Auteur de deux buts, contre la Suède et la Bulgarie, Cassano est une éclaircie dans ce ciel gris. Il incarne alors l’avenir du football italien. Encore faut-il savoir apprivoiser ses démons.
A la Roma, à force d’inconstance, la tête brûlée finira par s’accrocher avec des cadres du vestiaires et ses coachs. Prandelli, Völler et Del Neri s’y casseront les dents. Ses cinq saisons romaines confirment ce qui saute aux yeux de tous: Cassano est autant talentueux qu’indifférent aux exigences du très haut niveau. Sa fragilité émotionnelle revient souvent dans le débat. Les médias parlent d’un “Peter Pan qui refuse de grandir”. Le parallèle avec Paul Gascoigne est parfois tentant. Dans sa dérive de rockstar, Cassano n’a heureusement pas visité les mêmes méandres autodestructeurs.
Lors du mercato hivernal de la saison 2005/06, le Real Madrid s’offre le “Pibe di Bari Vecchia”, comme l’avaient surnommé les tifosi romains. Appelé à se faire une place au milieu de Galactiques en fin de règne, ce départ est un choix risqué à quelques mois de la Coupe du Monde 2006 en Allemagne. Dans la capitale espagnole, le fantasque attaquant a un train de vie dissolu. Son hygiène de vie lui vaut bientôt le surnom de “Gordito”, le “petit gros”. Croquant les plaisirs des nuits madrilènes à pleines dents, Cassano se saborde. Pour sa défense, il plaide la revanche sur une vie miséreuse. “J’ai 26 ans. J’ai vécu 17 ans comme un homme pauvre et seulement 9 ans comme un homme riche. Il m’en reste 8 à tirer”.
“Si j’avais écouté Totti”
Le sélectionneur Marcelo Lippi se passera logiquement de ses services et c’est sur son canapé que Cassano assistera au sacre mondial de la Squadra Azzura. Une plaie béante dans un palmarès qui se limitera à un titre de champion d’Espagne, un scudetto et deux Supercoupes d’Italie. L’arrivée de Capello sur le banc du Real n’a pas plus canalisé le phénomène. Le point de rupture entre eux est atteint après un match à Tarragone où le joueur, resté sur le banc, a insulté son entraîneur de “uomo di merda”. La publication à la télévision d’une vidéo, où Cassano amuse ses partenaires en se moquant des mimiques de son coach, n’arrangera rien. Le ressort merengue est cassé.
Ces saisons émaillées de sorties de route ont laissé des marques. Nous sommes en 2007 quand il pose ses gaules à Gênes et signe à la Sampdoria, alors que sa carrière donne des signes d’immense gâchis. Le maillot blucerchiati va le régénérer. Il sera un maillon clé de l’inoubliable saison 2007/08, sous la houlette de Walter Mazzari, ponctuée d’une quatrième place – la meilleure performance du club depuis la 3e place de 1993/94 – et d’une qualification pour le tour préliminaire de Ligue des Champions. Son duo redoutable avec Giampaolo Pazzini fera oser à certains la comparaison avec les “Gemelli del gol”, paire mythique formée par Gianluca Vialli et Roberto Mancini.
Comme une histoire déjà écrite, l’idylle génoise terminera par un clash. Partis respectivement à l’Inter et au Milan AC, Pazzini et Cassano seront échangés en 2012. En devenant nerazzurro, Cassano réalise un rêve. La doublette aurait pu être reconstituée en 2017 sous les couleurs du Hellas Vérone, mais “Fantantonio” a décidé, une semaine après avoir signé, de mettre un terme à sa carrière riche de plus de 500 matchs professionnels et une question: qui sait ce qu’il en aurait été s’il avait “écouté Totti”?
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