Nous avions laissé le Chili fin novembre 2019 sur la tentative avortée des instances de faire reprendre le championnat de Primera A, à l’arrêt depuis le 17 octobre, face à la détermination des principales barras bravas qui s’y opposaient. La reprise du football est devenu un enjeu autant économique que symbolique pour la classe dominante chilienne.
Le blocage du football professionnel par les supporters incarnait, au plus fort de la révolte sociale, le refus d’un retour à la normalité quotidienne sans que les revendications des manifestants pour des conditions de vie dignes aient été satisfaites. Cette détermination allait pousser l’ANFP, qui administre le foot pro au Chili, à prendre une décision historique en mettant un terme à la saison à six journées de la fin, attribuant le titre à la Universidad Católica. Après avoir gelé dans un premier temps les promotions en Primera A et B, l’instance est revenue sur sa décision, validant finalement l’accession des Santiago Wanderers de Valparaiso, champion de Primera B, la deuxième division. Aucun club n’étant descendu en division inférieure, cette nouvelle saison reprend avec un format inédit à 18 clubs en Primera A et 15 en Primera B, marquée aussi par l’introduction de la VAR, système d’assistance vidéo.
Quatre mois après: le retour du football sous haute-sécurité
Un peu moins de deux mois après cette fin de championnat chaotique, la compétition a repris dans un climat de tension et d’incertitude. Car la révolte des classes populaires chiliennes contre la vie chère et la répression du gouvernement libéral de Piñera ne s’est pas interrompue depuis. Et les principales barras bravas du pays, notamment La Garra Blanca de Colo-Colo et Los de Abajo de la U (Universidad de Chile) y participent activement. Ceux que le football séparait se sont même unis dans les grèves et les émeutes. « On a perdu beaucoup de temps à se battre les uns contre les autres » disent-ils en chœur.
Lors des quatre premières journées de cette nouvelle saison de Primera A, les matchs se sont presque tous tenus. Parfois au prix d’un encadrement policier exceptionnel. Certains clubs ont aussi augmenté le prix des places, pensant par ce biais éloigner des tribunes une partie des supporters les plus revendicatifs. Suite aux incidents qui ont émaillé le match de Copa Libertadores face à l’Internacional Porto-Alegre, les dirigeants de la U ont de leur côté récemment pris la décision de fermer jusqu’à nouvel ordre le secteur du stade réservée à la barra brava. Une décision dont s’est félicitée l’ANFP et son président Sebastián Moreno. Pacifier les tribunes et mettre au pas les supporters radicaux, voilà en substance le programme des instances bougeoises.
Échaudées par l’expérience de la saison dernière, l’ANFP et les sociétés anonymes possédant les clubs entendent mettre tout en œuvre pour qu’un maximum de matchs ait lieu. Sur le pied de guerre, Moreno a annoncé début février une série de mesures sécuritaires. La création d’une force de maintien de l’ordre privée et centralisée par l’ANFP. Depuis janvier un pas a été franchi avec la mise en place depuis janvier de la “Tropa de elite”. Un effectif de 200 agents privés, équipés comme des carabiniers anti-émeutes, répartis sur les différents stades. Mais pour mener à bien sa besogne répressive, l’instance va aussi recourir au plus vite aux technologies de reconnaissance faciale et d’analyses biométriques.
Neco et Ariel, assassinés par les carabiniers
Dès la première journée, le championnat a été endeuillé par la mort d’un supporter de Colo-Colo, Jorge Mora, dit « Neco », tué par la police. A l’issue du match contre Palestino disputé au Monumental, un camion de la police anti-émeute lui a foncé dessus.
L’assassinat de Neco a provoqué un regain de rage au sein des barras du pays et a ravivé le combat contre le « Plan Estadio Seguro », nom d’un programme du ministère de l’Intérieur chargé depuis 2011 de faire appliquer la loi dite « sur la violence dans les stades ». Programme qui promettait en son temps d’éradiquer les barras bravas en 18 mois. Peu après Neco, c’est le jeune Ariel, autre supporter de Colo-Colo qui était abattu d’une balle dans la tête par les carabiniers, portant à 31 le nombre de victimes de la répression policière, sans parler des milliers de blessés. Une férocité inégalée depuis la dictature militaire de Pinochet mais qui a eu pour effet de renforcer la résistance du peuple, dont une partie demande aujourd’hui la « dissolution totale de la police », ce vestige des années fascistes.
Fidèle à sa ligne, La Garra Blanca a alors communiqué pour exiger des sanctions contre les assassins en uniforme, mettant une nouvelle fois en garde les instances dirigeantes : « Soyons clair, on ne jouera plus au football tant que les assassins du peuple et ceux qui les protègent n’auront pas payé. »
Déjà des matchs perturbés et interrompus
Une menace mise à exécution dès la deuxième journée, lors du match entre Coquimbo Unido et Audax Italiano, interrompu dès la 17e minute par des supporters locaux des Al Hueso Pirata, occasionnant quelques dégâts matériels avec la destruction de caméras de télévision et du moniteur de la VAR. Les supporters ont envahi le terrain derrière une grande banderole « ANFP Asesino del futbol – Calles con sangre, canchas sin fútbol » (« Sang dans les rues, pas de football sur les terrains »), pendant que le reste du stade reprenait en chœur « Piñera conchetumare, assassin comme Pinochet ».
Une critique de la #VAR, en direct du #Chili pic.twitter.com/0XCEKYhKus
— Oncle Fredo (@OncleFredo) February 2, 2020
Même dans les stades où les matchs sont allés à leur terme, on ne compte plus le nombre de banderoles hostiles au régime, ni les affrontements avec la police comme lors de Universidad Católica – O’Higgins. Preuve que ce pseudo retour à la normalité du football, promis par les alliés de Piñera, n’est qu’illusoire. Et quoi de mieux qu’un Clásico entre Colo-Colo et la Católica pour l’illustrer ?
Dans un contexte sportif où le club connaît un début de saison des plus poussifs, La Garra Blanca de Colo-Colo est en conflit ouvert avec la S.A Blanco y Negro, à la tête du club. Les dirigeants ont refusé de faire observer une minute de silence en hommage à Neco et Ariel, au début du Clásico. En tribune, une banderole « Los pacos los mataron » (« Les flics les ont tué ») annonce la couleur. Le vrai Clásico ne se joue pas sur le terrain entre les deux équipes, mais dans la rue entre le peuple et le régime néo-libéral de Piñera.
La Garra Blanca contre les ennemis du peuple
Alors que la Católica menait 2 à 0, le match sera finalement arrêté par l’arbitre à 20 minutes de la fin, après le jet de fusées de détresse sur le terrain, blessant légèrement aux jambes Nico Blandi, avant-centre de Colo-Colo. Il n’en fallait pas tant au Sifup, le syndicat des joueurs, pour prendre encore plus ses distances avec les barras engagées dans la révolte.
Alors que l’ANFP attribuera la victoire à la Católica, Harold Mayne-Nicholls, vice-président de Blanco y Negro S.A, a annoncé sa volonté de bannir à vie les fans jugés responsables, selon le média Lucarne Opposée. La réponse de La Garra Blanca est claire : « Nous ne voulons pas du “Plan Estadio Seguro”, nous ne voulons plus payer l’entrée au stade à des prix injustifiés, nous ne voulons plus de Blanco y Negro, nous ne voulons plus d’assassins au gouvernement. »
L’ANFP a d’ors et déjà sanctionné les supporters de Coquimbo de quatre matchs à huis clos. Le cas de Colo-Colo devrait être examiné dans quelques jours. La sanction risque d’être assez lourde. La guerre ne fait que continuer.
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