Le temps perdu ne se rattrape pas, sauf au football. Enfin, en théorie c’est ce que le temps additionnel en fin de mi-temps est censé rétablir. Mais il y a aussi une multitudes de secondes qui échappent au décompte officiel des arrêts de jeu. Un article de Jérôme Latta des Cahiers du Football, intitulé « Le football ne rattrape plus son temps perdu », ouvre un débat aussi pertinent qu’inquiétant à propos des “temps morts”. Une notion qui mérite d’être interrogée.
Temps de jeu effectif vs temps mort
A l’origine, un article du site américain FiveThirtyEight, signé David Bunnell qui a mené une étude statistique détaillée sur le rapport entre la durée moyenne des interruptions de jeu et celle du temps additionnel réellement appliqué. Basé sur l’analyse des 32 premiers matchs du Mondial 2018, le résultat est frappant, mais sans surprise: en moyenne 7 minutes de temps additionnel – calculé sur les deux mi-temps – ont été attribuées, quand on aurait du dépasser les 13 minutes. Illustration d’une mauvaise prise en compte du volume de temps mort par le corps arbitral. La faute à une déperdition de temps dans les multiples interruptions de jeu qui jalonnent un match.
Selon l’étude, environ 43% de la durée totale des matchs du Mondial est composé de temps mort, c’est à dire concrètement de temps où le ballon n’est pas en jeu. Ce qui est présenté comme une anomalie, sinon comme une proportion trop élevée. Bien sûr, la durée d’un match ne se résume pas à l’opposition entre un bloc de temps de jeu effectif et un bloc de temps mort, mais d’une alternance continue entre les deux. Dans sa démonstration, FiveThirtyEight a décortiqué en détail ces 43% de temps morts. Mettons de côté les arrêts de jeu censés être reportés dans le temps additionnel, et le fait que le corps arbitral a toujours tendance à les sous-estimer. Attardons-nous plutôt sur cette multitude d’autres interruptions, qualifiés de “temps morts routiniers”, autour desquels la FIFA n’a jamais vraiment légiféré. Et pour cause, il s’agit d’interruptions de quelques secondes, un peu plus longues pour les corners et les coups-francs.
L’ombre du lean management
FiveThirtyEight y distingue le temps mort “nécessaire” du temps mort “excessif”. Exemple, le seuil nécessaire fixé – sur la base d’une moyenne – pour réaliser un six mètres est de 30 secondes, chaque seconde au-delà est jugée excessive. Le site a établi une durée moyenne de temps nécessaire pour chaque type d’interruption, servant de base à un calcul précis de la somme totale de temps mort, soit 42 minutes sur 97.
Même si l’auteur est probablement imprégné de la culture du sport US, la démarche de l’étude a de quoi interroger. En particulier l’identification de ces parts précises de temps mort, isolées les unes des autres, dans l’idée de les supprimer ou de les transformer en temps de jeu effectif – en les rattrapant dans un temps additionnel scrupuleusement respecté. En d’autres termes: optimiser le temps de jeu via une “chasse aux temps morts”.
L’expression n’est pas choisie au hasard. En entreprise, ce qu’on appelle la “chasse aux temps morts” est une recherche d’accroissement du rendement des salariés, comme des citrons qu’on presserait jusqu’à la dernière goutte. C’est une des manifestations concrètes du lean management comme du toyotisme. Le temps mort y est considéré comme du “gaspillage”, donc mauvais pour le profit. Dans un match football, la “chasse aux temps morts” vise à la continuité du jeu dans un but d’attractivité. A l’ère du football moderne, complètement imprégné des préceptes libéraux, le parallèle est loin d’être tiré par les cheveux.
Vers un football à phases ?
Ajoutons que l’outil statistique et le chronométrage précis sont loin d’être neutres dans cette démarche de repérage des temps morts. D’autant plus dans des sports, comme le football, produits de la modernité industrielle, marqués par une spécialisation des postes et par la culture du rendement, déjà calqués sur le taylorisme. La « chasse aux temps morts » participe aussi à la recherche frénétique de précision, à l’heure où les droits de retransmission continuent de gonfler, et où le résultat du match – puisqu’au final il importe plus que tout le reste – doit tendre vers une vérité indiscutable.
Finalement, poussée à l’excès, cette “chasse aux temps morts” ne rencontre qu’une seule limite : les 100 % de temps de jeu effectif. L’exemple du football américain parle tout seul. Il n’y a en effet aucun temps mort, mais des pauses dont la durée n’est pas comprise dans le minutage du match et qui, au passage, sont rentabilisées par les diffuseurs qui vendent des encarts publicitaires. Comme l’écrit Jérôme Latta, ce modèle est « une fausse bonne idée qui accélérerait la transformation du football en sport à phases de jeu successives, intenses mais entrecoupées de longues pauses ». Si l’application de ce modèle n’est officiellement réclamée par personne, force est de constater qu’on s’y dirige lentement. Ce qui sur le papier se traduirait par plus de temps de jeu effectif dans un match pose inévitablement la question de l’objectif visé par ceux qui y trouvent un intérêt. Supprimer ou réduire les temps morts, bien qu’on peine à les mesurer préventivement, entraînerait sans aucun doute des modifications du jeu.
Le temps mort est un symptôme, le temps « perdu » une notion relative
Cette question des temps morts à gommer lors d’un match de football, impose de se pencher sur ce qui les provoque. L’étude méticuleuse de FiveThirtyEight, nous apprend par exemple que le jeu a été interrompu en moyenne toutes les 58 secondes. Si on met de côté les remises en jeu ou coups-francs joués rapidement, l’étude dénombre une moyenne de 75 interruptions distinctes – supérieures à 17 secondes – au cours d’un match.
Ces multiples interruptions permettant de grappiller des secondes “excessives” sont en partie, c’est une hypothèse, un symptôme du jeu moderne. Déchet technique? Multiplication des fautes? Une étude comparative avec les décennies précédentes serait un outil précieux pour affiner cette hypothèse. Il ne s’agit pas pour autant d’une baisse de niveau, mais plutôt le résultat de l’athlétisation du football dont l’intensification du pressing et la réduction des espaces sont des marqueurs. Les corps des joueurs sont extrêmement sollicités, et le temps d’exécution des gestes les plus simples a très probablement été réduit. En d’autres termes le rythme du jeu s’est accéléré. Une des questions qu’on peut se poser c’est l’impact de cette accélération, et de la sur-athlétisation, sur la fluidité du jeu.
Ce “gaspillage” souligne aussi le rôle de l’arbitre appelé à reporter de façon plus stricte, y compris ces temps morts “excessifs”, dans le temps additionnel toutes les interruptions. Mais également à sanctionner plus sévèrement les dits excès. Derrière ce constat, on retrouve l’idée d’un temps perdu qu’il faudrait nécessairement rattraper. Mais, sans faire de philosophie, le temps mort est-il nécessairement du temps “perdu” ? On entend régulièrement les commentateurs évoquer ces “précieuses secondes gagnées”. Tout dépend du scénario du match. Ça dépend du fait d’être mené au score ou non.
Organisation scientifique du foot-spectacle
La gestion du temps et du rythme – qu’il faut parfois savoir casser – sont des éléments qui font intrinsèquement partie du jeu. Bien sûr, les petits gains de temps intentionnels, assimilés à de l’antijeu et qui interviennent généralement dans une fin de match serrée, ne sont pas ce qui fait la beauté du football. Mais ils ne représentent qu’une part marginale dans le décompte global du temps dit “gaspillé”.
On ignore aussi la part exacte dans le temps mort cumulé de ces secondes grappillées, comme des temps informels de récupération. Leurs effets sont très visibles, particulièrement dans le money time. Toutefois, à l’inverse du basket par exemple, dans le football les secondes sont rarement “décisives”. Et dans le temps additionnel, l’usage est généralement de laisser la dernière action aller au bout de son déroulement, indépendamment d’un décompte à la seconde près.
Mettre bout à bout ces secondes de “temps mort excessif”, pour créer un bloc de temps additionnel de quelques minutes supplémentaires, questionne au-delà d’une simple « rupture avec la tradition » et des risques de tensions que provoquerait une annonce de temps additionnel de 12 minutes à la fin d’un match. Est-ce que quarante touches qui ont pris 6 secondes de “trop” équivalent vraiment à 4 minutes de temps additionnel ? Mathématiquement oui. Mais est-ce aller plutôt dans le sens du jeu ou bien dans le sens d’une organisation scientifique du foot-spectacle ?
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