Jean-Marc Bosman, le malgré-lui du foot business

Avant le 15 décembre 1995, l’idée qu’un joueur dans sa dernière année de contrat puisse négocier en position de force était inimaginable; voir une star quitter gratuitement son club relevait de la fiction. On attribue de façon emphatique à Bosman d’avoir “changé à jamais la face du football”, mais à quel prix? Entre “mythe savant” et raccourcis, l’arrêt Bosman a écrit son histoire en laissant son personnage principal à quai. 

Derrière l’arrêt Bosman, il y a d’abord l’histoire d’un type issu d’un milieu ouvrier, aux yeux de qui ne comptait que le football. Enfant du Standard, c’est au RFC Liège, rival historique qu’il débarque en 1988 en quête de temps de jeu dans ce qui a tous les traits d’une honnête carrière professionnelle. Il y a chez Jean-Marc Bosman un peu de ce que George Orwell appelle la “common decency”. Cette morale populaire qui s’oppose spontanément à un ordre injuste. Il faut rembobiner le film à l’été 1990 pour mieux percevoir ce qui a animé la bataille individuelle du joueur qui a donné son nom à la plus célèbre des décisions de justice liée au sport. Un peu “comme on dépose une marque”, écrit le journaliste et auteur Eric Champel en avant-propos du livre de Jean-Marc Bosman, Mon Combat pour la Liberté.

En fin de contrat avec le RFC Liège, il s’en voit proposer un nouveau, avec un salaire divisé par quatre. Il le refuse, évidemment. D’autant que Dunkerque, club de D2 française, souhaite le recruter. Mais Liège se montre gourmand et retient son bon de sortie. Car à l’époque, les footballeurs sont tenus en respect par une règle contractuelle inique et rétrograde: même en fin de contrat, ils ne sont pas libres de rejoindre le club de leur choix! Les clubs qui les veulent doivent souvent s’acquitter d’une indemnité. Concernant Bosman, le deal est en réalité un prêt payant d’un an avec option d’achat prioritaire (équivalant environ à 300 000 euros). Les négociations entre Liège et Dunkerque patinent. Le joueur de 26 ans ne le sait pas encore mais sa carrière va partir en tête-à-queue.

J’étais prisonnier de mon club”, a souvent raconté Bosman. En 1990, il n’est pas question pour lui de “révolutionner” le football européen: il se bat avant tout contre cette injustice qui le prive de pouvoir continuer à vivre de son métier. Son refus d’accepter ce chantage lui a valu d’être suspendu par la fédération belge. Le président liégeois André Marchandise (ça ne s’invente pas!) cherche à réaliser une plus-value sur son dos. L’avocat Luc Misson saisit le tribunal de Liège en référé pour faire condamner le RFC Liège à dédommager à Bosman jusqu’à ce qu’il trouve un nouveau point de chute. Tout cela aurait donc pu se régler comme un conflit prud’homal entre un salarié et son employeur. C’est pourtant le point de départ de la transfiguration du marché européen des transferts, entérinée cinq ans plus tard.

Blacklisté par l’élite

Au début, je ne comprenais pas très bien l’affaire moi-même, mais avec le temps, j’ai compris que le système de l’UEFA et de la FIFA était archaïque, et cela m’a motivé à aller jusqu’au bout”, reconnaîtra-t-il à Sky Sports à l’occasion des 20 ans de l’arrêt. Le “bout” en question: faire appliquer au football la libre circulation des travailleurs garantie par le Traité de Rome, et obtenir la levée des quotas pour les ressortissants de l’Union européenne (UE). “Mon raisonnement était simple: j’étais un citoyen européen, et je devais pouvoir me déplacer librement comme n’importe quel travailleur”. La Justice ne laissera pas passer l’occasion de tordre le bras de l’UEFA. Le 15 décembre 1995, elle donnera raison à Jean-Marc Bosman, mettant fin en mondovision à l’exception sportive.

Alors qu’il passe de plus en plus de temps dans les cabinets d’avocat, il cherche quand même à retrouver le chemin du rectangle vert. Blacklisté au haut niveau, le joueur prend ce qu’on lui propose. “Dès que vous attaquez la FIFA et l’UEFA, il est clair que votre carrière est compromise”, soutient-il. Il parviendra à se libérer pour signer à l’Olympique Saint-Quentin en D2 française, avec qui il disputera 13 matchs lors de la saison 90/91. Puis il passera quelques mois au CS Saint-Denis à la Réunion en 1992, avant de revenir en Belgique, à l’Olympique Charleroi, une équipe de D3. Moralement atteint, il vit sur son épargne et se raccroche à son combat judiciaire. Il finira sa carrière “en roue libre”, quelques mois après le verdict, à Visé.

Il le confesse dans son livre: “Dans ma tête, je n’étais déjà plus un footballeur mais dans la peau de quelqu’un qui va créer quelque chose d’unique et qui va en être récompensé.” Dire qu’il a déchanté est un euphémisme. Il sortira de cette séquence affaibli économiquement et mentalement. Il commence à sombrer dans l’alcool. Avait-il mesuré le prix à payer avant de se lancer à l’assaut de ce régime aussi poussiéreux qu’autoritaire? Probablement pas. Il n’en a jamais profité et a passé les décennies suivantes à courir après la reconnaissance d’un milieu qui a érigé l’individualisme une valeur cardinale. Un autre effet boomerang de sa “victoire”.

Une victoire à la Pyrrhus

Quand on l’interroge, Bosman oscille entre l’amertume d’être sans le sou et la fierté d’avoir fait bougé les lignes du droit. “Les joueurs pourraient faire quelque chose. Surtout avec les fortunes qu’ils gagnent. Mais ils ne pensent qu’à eux-mêmes alors que grâce à moi, ils sont devenus très riches”, s’était-il épanché auprès du média flamand Sporza. Il avait raconté sa rencontre avec Dries Mertens à Amsterdam: “Il ne me connaissait pas et ne savait pas ce que je représentais pour le football.” Hormis l’appui sans faille de la FIFPro, rares sont ceux qui lui ont témoigné du soutien. Les marques de considération des frères de Boer, de Pauleta ou d’Adrien Rabiot, l’ont touché.

En faisant sauter des verrous déterminants dans le rapport de force avec les clubs, l’arrêt Bosman a offert aux joueurs de nouveaux leviers de négociations sur la durée de contrat et les salaires. Les premières stars qui vont profiter du nouveau cadre juridique – comme Edgar Davids (passé de l’Ajax au Milan AC en 1996) et Steve McManaman (de Liverpool au Real Madrid en 1999) – vont aussi inaugurer l’ère du mercenariat. La mobilité accrue des joueurs a accéléré la libéralisation du football qui a surtout bénéficié aux stars mondiales et aux plus grands championnats. Pas vraiment l’objectif, ni l’esprit, de la bataille menée par Bosman qui déplore “une conséquence de ce que l’UEFA et les clubs ont fait ensuite”.

D’abord échaudées, les instances ont vite su tirer profit de la “victoire juridique historique” de Bosman. Un échange avec son ami Frédéric Waseige, retranscrit dans son livre, résume sa victoire à la Pyrrhus: “Ils étaient sûrs que Bosman allait être broyé par le système, fermer sa gueule et rentrer chez lui. Mais ils ont eu tort”. Ce à quoi Bosman rétorque: “Oui, mais au final, j’ai eu une vie de merde…” Il est temps pour lui de récolter enfin les fruits de son combat.

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