La Real, l’Athletic et le “Derbi de la Ikurriña”

Interdisez un drapeau national et vous en faîtes un objet subversif. Pour comprendre la portée du geste de ces footballeurs basques le 5 décembre 1976 au Stade Atotxa de Saint-Sébastien, il faut se replonger dans le contexte politique de l’époque et ce qu’on a appelé la “transition démocratique” en Espagne.

A la mort de Franco, tranquillement dans son lit, le pays se réveille douloureusement de 36 années de dictature militaire. Mise au pas de la classe ouvrière et des indépendantistes, principalement basques et catalans. Les deux terres partagent des identités fortes. La structuration politique du mouvement nationaliste basque au 19ème siècle fut principalement le fait de la bourgeoisie locale. Traditionaliste et catholique, une part importante de la population basque prit à cette époque les armes aux côtés des troupes carlistes – au service de Charles de Bourbon –  dans les guerres civiles l’opposant à la couronne d’Espagne.

Considéré comme le père du nationalisme basque, Sabino Arana grandit dans une de ces familles conservatrices et pro-carlistes. C’est à lui aussi qu’on doit, en 1894, la création de la Ikurriña, le drapeau basque formé de la croix verte de Saint-André, posée sur la croix blanche symbolisant la foi catholique, le tout sur un fond rouge, couleur de la Biscaye. Le drapeau ne sera déclaré drapeau officiel du Pays Basque qu’en 1936, date à laquelle le PNV-EAJ (Partido Nacionalista VascoEusko Alderdi Jeltzalea) poussé par les évènements a fini par se ranger au dernier moment du côté de la République. La gauche basque ne commence vraiment à s’organiser qu’au début des années 30.

Donostia, le 5 décembre 1976

Quarante ans plus tard, alors qu’elle a été interdite durant toute la dictature franquiste, la Ikurriña refait surface lors du derby historique opposant la Real Sociedad à l’Athletic Bilbao. Le genre de match qu’on ne loupe pour rien au monde. La rivalité entre les deux clubs basques est réelle. L’Athletic est le club fanion de la Biscaye. Plus riche, il possède également un palmarès plus garni que celui de la Real, qui représente le Guipuzcoa. Le club de Donostia (nom basque de Saint-Sébastien) connaîtra son âge d’or au début des années 80 avec ses deux seuls titres de champion en 1981 et 1982. Plus que des clubs, ces fleurons du football basque sont des institutions culturelles qui ont permis indirectement à la revendication indépendantiste de perdurer sous la dictature franquiste.

En ce 5 décembre 1976, l’émotion envahit les tribunes du Stade Atotxa, plein à craquer. Les deux équipes font leur entrée sur la pelouse, derrière leurs capitaines respectifs tenant chacun un bout de la Ikurriña. L’image est forte. Franco est mort depuis plus d’un an, mais le drapeau basque reste toujours interdit. Le Roi Juan Carlo, successeur désigné du dictateur fasciste, ouvre la période appelée “transition démocratique” qui vise à faire entrer l’Espagne dans le cercle des démocraties libérales, tout en continuant de s’appuyer sur divers caciques du franquisme. A commencer par un certain Manuel Fraga, qui ne s’était jamais caché pour déclarer que pour légaliser la Ikurriña, il fallait lui passer sur le corps.

Si la célèbre photo de l’entrée des joueurs pour ce 63ème derby basque a immortalisé Inaxio Kortobarria et Txopo Iribar, les deux capitaines, il y a un troisième acteur principal: Josean De la Hoz Uranga. L’idée de porter la Ikurriña au milieu du terrain vient de ce joueur des Txuri-Urdin, en jean sur la photo, qui n’est même pas sur la feuille de match pour la rencontre. De la Hoz avait demandé à sa sœur Ane Miren de coudre une ikurriña, sans vraiment lui en dire plus sur ses intentions. Malgré la fouille de sa voiture à l’arrivée au stade, il parvient, au nez et à la barbe de la Guardia Civil, à la faire entrer.

Un pas important vers la légalisation de la Ikurriña

Une fois arrivé dans les vestiaires, il confie alors le drapeau à son capitaine, Inaxio Kortabarria qui s’entretient rapidement avec son homologue de l’Athletic, le gardien de but international Txopo Iribar, autre abertzale convaincu. Ce obtient l’aval unanime de ses coéquipiers. « Je me souviens que nous sentions, nous autres footballeurs, que nous pouvions faire quelque chose face à la situation que nous vivions, après tout nous n’étions pas différents des autres. Avec nos moyens, nous aussi nous avons soutenu les revendications du peuple », confiera plus tard Inaxio Kortabarria.

« A la Real, nous étions tous des joueurs formés au club, et nous avions nos propres inquiétudes et sentiments politiques. La majorité se sentait basque et patriote, et certains étaient indépendantistes. Nous étions en 1976, la démocratie n’avait pas encore de réalité, c’était cette période de transition et le peuple basque luttait toujours pour ses revendications. Nous aussi nous étions des gens du peuple et nous devions faire quelque chose pour les droits du peuple basque », expliquera également Joxean de la Hoz, parlant d’une Real qui comptait notamment dans ses rangs, Arconada, Gaztelu ou encore Satrústegui.

La Ikurriña de 1976, sortie du musée à l’occasion du derby de 2010, entre les deux capitaines Carlos Gurpegui et Mikel Aranburru.

Hormis la presse basque, qui a parlé dans ses éditions d’une rencontre historique au delà du plan footballistique, l’ensemble de la presse espagnole a bien entendu occulté cette histoire. Le quotidien ABC (voir plus bas) a bien consacré une page à la rencontre, mais pas un mot sur la manifestation d’avant-match. Il est vrai que, si on se fie aux récits des médias, le match en tant que tel a été mémorable. Les supporters de la Real ont vu pour la première fois de l’histoire leur équipe planter cinq buts au rival de toujours, l’Athletic de Txopo Iribar et de Txetxu Rojo. Si l’euphorie était totale pour les locaux, on se rappelle aujourd’hui que cette action a ouvert la voie au retour de la Ikurriña dans l’espace public, avant son officialisation quelques années plus tard, en 1979.

Une avancée symbolique et un début de reconnaissance des droits du peuple basque dont la gauche abertzale n’allait pas se contenter, s’appuyant notamment sur les actions de son bras armé ETA (Euskadi Ta Askatasuna). L’Espagne allait lui opposer une répression féroce avec ses groupes para-policiers dont les plus connus furent les GAL (Groupes Antiterroristes de Libération). L’exemplaire de la Ikurriña sorti ce jour-là au Stade Atotxa est devenu une pièce de collection exposée aujourd’hui dans le musée de la Real Sociedad. En 2010, le hasard du calendrier de la Liga a de nouveau fait se rencontrer l’Athletic et la Real un 5 décembre, au Stade Anoeta de Donostia. Les deux équipes ont alors offert une réplique du geste de leurs aînés. La Ikurriña de 1976, qui avait été précieusement conservée jusqu’ici, fut exhumée pour l’occasion.

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Trois protagonistes du derby

 

Inaxio Kortabarria

Né dans le Gipuzkoa à Mondragón, Inaxio Kortabarria Abarrategi n’a eu que quelques kilomètres à faire pour aller effectuer sa formation de footballeur à la cantera de la Real Sociedad. Le maillot rayé bleu et blanc est une seconde peau. Il fait ses débuts au sein de la défense centrale de l’équipe première en 1971, à 21 ans. Véritable enfant du club, il y jouera quatorze saisons, dont plusieurs comme capitaine, jusqu’à la fin de sa carrière. Pilier de l’équipe durant âge d’or des Txuri-Urdin entre 80 et 83: deux titres de Champions d’Espagne (81 et 82), une Supercoupe d’Espagne (82) et une demi-finale de Coupe d’Europe des Clubs Champions (83). Comme tous les joueurs cette génération, autant pour les titres que pour l’épisode de la Ikurriña, il est entré dans la légende du club, mais aussi du football basque et du mouvement abertzale en général. Ami proche de l’etarra Txomin Iturbe (mort en 1987), originaire de Mondragón lui aussi, Inaxio Kortabarria peut être considéré comme un compagnon de route de la gauche basque. En 1977, il devient également le premier joueur à assumer son refus de porter le maillot de la sélection espagnole pour raisons politiques. Il fut logiquement de la partie lors du retour de la sélection basque dont il a porté deux fois le maillot en 1979. Une manière pour lui de continuer à manifester son attachement politique au Pays Basque par le biais du football.

Joxe Anjel Iribar, dit “Txopo”

Il a quasiment fait sa carrière dans une seule équipe: l’Athletic Bilbao, l’autre fleuron du football basque. Même si, étant lui aussi du Gipuzkoa, Joxe Anjel Iribar Kortajarena, appelé “Txopo”, aurait du jouer pour les Txuri Urdin. Mais le club donostien ne l’a pas retenu. Après une saison en 2e division au CD Baskonia, club de Basauri, il est acheté en 1962 un million de pesetas par l’Athletic Bilbao. Sous le maillot des Leones, il dispute 614 matchs en 18 saisons entre 1962 à 1980. De quoi l’élever au rang de légende du club. Au cœur de la dictature franquiste, Iribar a été sélectionné à 49 reprises en équipe nationale d’Espagne entre 1964 et 1976. Il remporte le Championnat d’Europe des Nations de 1964 organisé en Espagne, où il gardera les buts en finale face à l’URSS de Lev Yashin, une de ses idoles. « Je suis ce que je suis, et je suis de ma terre », répondra-t-il, quelque temps après ce match, à un journaliste qui lui avait demandé s’il était espagnol. « A cette époque, beaucoup de choses étaient passées sous silence. Un nombre important de gens ne savait même pas le rôle qu’avait pu jouer le Pays Basque durant la guerre et l’après-guerre. Pas même que la sélection du Pays Basque avait organisé une tournée à travers l’URSS, le Mexique, l’Amérique du Sud et même l’Europe [en 1937 et 1938 ndlr]. Cette histoire était totalement méconnue. […] En réalité, nous vivions dans l’incertitude car il n’y avait aucune liberté, ni de la presse, ni d’expression… Il n’y avait pas d’autres choix, soit tu jouais, soit tu t’en allais.» On le retrouve ensuite à la création du parti Herri Batasuna, né en 1978 comme une coalition de partis marxistes ou socialistes issus de la gauche abertzale. Txopo participera au groupe indépendant de soutien à la coalition avant de la quitter quelques années plus tard.

Joxean De La Hoz

Joxean De la Hoz Uranga est sans doute un footballeur plus modeste que ses deux comparses. Natif de Getaria dans la province du Gipuzkoa, c’est à la cantera de la Real Sociedad qu’il effectue sa formation de footballeur et comme Inaxio Kortabarria il restera fidèle à son club formateur tout au long de sa carrière. Pour les Txuri-Urdin, il jouera en tout et pour tout 76 matchs entre 1972 et 1978. Lors de la fameuse saison 76/77 du “Derbi de la Ikurriña“, il n’a pris part qu’à trois rencontres.  Mais le nom de Joxean, diminutif basque de José Antonio, reste gravé dans les mémoires car il est le principal instigateur de l’introduction de la Ikurriña au stade de Atotxa ce jour là. Connu pour ses convictions d’extrême-gauche, il est surnommé “Trotsky”. A la fin de sa carrière, il devient avocat, au service notamment du parti Herri Batasuna. A ce titre, il intervient dans les négociations concernant le kidnapping par ETA de l’industriel basque Andrès Gutiérrez Blanco, relâché contre la somme de 190 millions de pesetas après 46 jours de captivité. Une intervention qui a valu à Joxean de la Hoz d’être incarcéré. En 1994, la Justice espagnole considère qu’il n’a pas été un simple négociateur et qu’il a eu un plus grand degré d’implication dans le rapt du patron et l’extorsion de fonds. Il est condamné à 8 ans de prison pour participation à un groupe armé et séquestration. Il ne restera “que” six mois incarcéré, obtenant finalement une grâce en 2009 après quinze années de procédure judiciaire.

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