
Saint-Ouen, la ville populaire et ouvrière de la banlieue parisienne est la cible d’une forte gentrification depuis plusieurs décennies. Les populations pauvres qui s’entassent dans le Vieux Saint-Ouen sont progressivement contraintes de quitter leur ville, chassées par l’augmentation des loyers et les programmes de réaménagements urbains. La tribune de football, dont l’historien Sébastien Louis dit qu’elle agit comme un « miroir déformant de la société », n’est pas imperméable aux mutations démographiques de la ville dans laquelle elle s’insère. Les ultras des Red Star Fans doivent donc cohabiter avec une nouvelle frange de supporters, plus bourgeois.
Saint-Ouen est une ville de l’historique banlieue rouge (aujourd’hui rose bien pâle), un territoire dans lequel Paris a rejeté ses usines, ses centrales électriques, ses usines à gaz ou ses cimetières1. Tout au long du XXe siècle, les ouvriers et ouvrières audoniens travaillent alors 6 jours par semaine à la Compagnie général des omnibus, à la Société d’outillage mécanique et d’usinage d’artillerie, aux piles Wonder, à l’imprimerie Chaix, à Alstom ou chez Citroën.
Des cols blancs dans la banlieue rouge
Dès les années 1980, la désindustrialisation impacte fortement le territoire. Les cols blancs remplacent les cols bleus. En effet, les groupes industriels qui délocalisent leur production vers les pays d’Europe de l’Est gardent généralement leurs bureaux à Saint-Ouen. En 1987, l’imprimerie Chaix se transforme en « hôtel d’entreprise » abritant le siège d’une quarantaine de société ; en 1992 l’usine Citroën des Épinettes n’accueille plus qu’un institut de formation2. Cette transformation rapide de la première couronne de la banlieue parisienne laisse dessiner une ville de Paris élargie, pensée pour la petite bourgeoisie artistique et intellectuelle. Cette gentrification est délibérément planifiée par les pouvoirs publics.
Les opérations de « rénovation urbaine » qui visent en fait à la destruction des grands ensembles permettent de casser les sociabilités et solidarités populaires. Les pauvres, noirs et arabes, sont chassés en périphérie. La législation qui permet l’encadrement des loyers n’est pas appliquée : en 2022, la moitié des annonces de location de logement étaient illégales à Saint-Ouen3. Pire, dans le cadre du Grand Paris4 les pouvoirs publics disposent d’un droit de préemption qui leur permet d’acquérir prioritairement les 68 futurs quartiers de gare. Et pourtant, c’est une fois et demie la surface de Paris qui est offerte par l’État aux appétits des promoteurs immobiliers qui spéculent parfois uniquement sur le sol. Les nouveaux logements neufs permettent d’accueillir des parisiens, ou d’installer des bureaux. Les investisseurs internationaux peuvent se rassurer : la banlieue est « effacée »5. Les pauvres qui ont perdu leurs logements ne verront même pas les bénéfices de la nouvelle gare…

Ainsi, à Saint-Ouen, sur les deux dernières années, ce sont 3 nouvelles agences immobilières qui sont apparues. Dans la période 2010-2021, le taux de cadre a doublé, atteignant 18,3% (soit environ la moyenne nationale) dans ce « 21ème arrondissement de Paris »6. Un jeune couple acquéreur d’un appartement depuis quelques années nous indique que « c’était la banlieue la plus lointaine où ils acceptaient d’emménager » : la nouvelle ligne de métro permet de se rendre au cœur de Paris en une quinzaine de minutes. Et si nos enquêtés apprécient l’ambiance multiculturelle de leur ville, ils n’excluent pas d’inscrire leurs enfants dans une école privée du 17ème arrondissement.
La tribune de football n’est donc pas imperméable aux mutations sociodémographiques qui affectent une ville. Si à la faveur des Jeux Olympiques ou des chantiers du Grand Paris, la gentrification s’est accélérée, de nouveaux supporters cohabitent désormais avec une génération d’ultras historiques dans la tribune. Loin des 300 personnes qui se serraient dans le kop à la fin des années 2010, la Rino est désormais comble à chaque rencontre, autour d’un noyau d’une centaine d’ultras des Red Star Fans. Un membre nous explique : « Dans la tribune tout le monde est le bienvenu. Il faut juste respecter les codes, respecter l’animation ». À l’image des autres groupes de supporters, l’intégration se fait par la sincérité et l’inconditionnalité de l’engagement ultra. Seule la participation à l’animation dans le kop, aux déplacements et à la préparation des tifos permet d’être progressivement reconnu comme un membre de confiance.
La tribune Rino est antiraciste et populaire et certains de ses membres sont des militants ou des syndicalistes. Pour autant, les ultras sont attentifs aux tentatives de récupération politiques, notamment orchestrées par les partis politiques de gauche. Les Red Star Fans et le Collectif Red Star Bauer s’en tiennent à un rôle de « syndicat du foot populaire » dans un club professionnel. « Le Red Star n’est pas un club associatif, ni un club militant, contrairement à ce que l’on croit. C’est un club de football professionnel. Et même si ça créé des contradictions, on a tous envie de voir notre équipe jouer au plus haut niveau. C’est important de rappeler ça pour qu’on n’entende pas dire que les supporters de la Rino n’en ont rien à cirer du soutien à l’équipe et viennent pour faire la fête ou discuter politique », rappelle un supporter qui fréquente la tribune depuis une dizaine de saisons.
Le Hispter et le Militant
La stratégie de Patrice Haddad qui vise à faire du club de football une holding de divertissement semble, dans une certaine mesure, fonctionner. L’esthétique populaire devient une marchandise distinctive qui attire des spectateurs consommateurs. L’arrivée de ces hipsters bourgeois, qui « n’en ont rien à foutre et viennent faire leur before avant d’aller en soirée »7 ne s’est pas faite sans tension, suscitant le mépris des ultras rassemblés en bas de la tribune. Tout en haut de la Rino, nous croisons par exemple un jeune homme, qui occupe un emploi de « consultant » et nous explique collaborer avec des marques de luxe. Il se rend très rarement au stade mais apprécie l’ambiance du kop et participe volontiers aux chants.

À l’inverse, le Red Star, emblème incontournable du football populaire, attire aussi des militants notamment dans le prolongement des mouvements sociaux (Gilets Jaunes, Réforme des retraites). Longtemps considéré comme un « opium du peuple », le football est désormais perçu plus favorablement par la gauche qui semble comprendre que le terrain vert est aussi celui de la lutte des classes. Toutefois, ces nouveaux supporters-militants ne disposent généralement d’aucune « culture foot » et ignorent les codes et normes qui régissent le supportérisme ultra. Ils sont par exemple parfois peu compréhensifs vis-à-vis de la hiérarchie et de la discipline stricte en tribune, nécessaire à la planification de scénographies imposantes.
Face à ce constat, les Red Star Fans décident d’effectuer un important travail de pédagogie. La mentalité ultra, ses codes et ses valeurs, et les règles de la tribune sont massivement diffusés sur les boucles internes et les réseaux sociaux. Des tracts sont également distribués dans les coursives du stade. Et le travail semble payer : les chants sont suivis et des tifos massifs peuvent être déployés grâce à l’implication de toute la Rino, faisant de Bauer l’une des ambiances les plus reconnues de Ligue 2. La direction du club est parfois prise à son propre jeu : de nouveaux supporters se sont « acculturés » aux valeurs ultra et achètent désormais le matos du groupe aux dépens des produits dérivés du club.
Rêver de Ligue 1 ?
Les succès sportifs relatifs – dont l’accession en deuxième division la saison dernière – ont sensiblement augmenté l’affluence à Bauer : de 2300 lors de la saison 2021-2022, elle est passée à environ 4300 personnes cette saison 2024-2025. Et si le nouveau stade rénové est livré selon les critères aujourd’hui arrêtés, sa capacité sera portée à 10 000 places. De quoi rêver de Ligue 1 ? Les supporters de la Rino ne s’en cachent pas. Les Red Star Fans acceptent d’emblée de faire des compromis en s’organisant en contre-pouvoir populaire. Un paradoxe auquel se confronte tous les groupes ultras : défendre une identité forte et la voix des supporters tout en acceptant certaines contraintes du football moderne.
Bien souvent, les succès sportifs (promotion, compétition européenne) permettent aux clubs de justifier une augmentation du prix des billets et des abonnements. Pour l’heure, la demande d’encadrement tarifaire de la tribune demandée par les Red Star Fans n’a pas été satisfaite. Ces derniers défendent un gel global des prix et pas seulement un tarif solidaire réservé aux étudiants, retraités ou demandeurs d’emploi. Pour la saison 2024-2025, l’abonnement en Rino coûte 65€ en raison des travaux. L’année dernière, celui-ci était d’environ 80€ alors que le club évoluait en National.
Martin Cobus
Notes:
1 Alain Rustenholz, De la banlieue rouge au Grand Paris - D'Ivry à Clichy et de Saint-Ouen à Charenton, La Fabrique, Paris, 2015 2 Ibid. 3 France Culture, "Gentrification : quand les espaces populaires s’embourgeoisent". Épisode 1/4 : Saint-Ouen. Ici, c’est le Grand Paris, décembre 2024 4 Anne Clerval, Laura Wojcik, Les naufragés du Grand Paris Express, La Découverte, Paris, 2024 5 Ibid. 6 Source INSEE 7 Entretien avec un adhérent de la Tribune Rino
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