Malgré sa réputation de symbole de la libéralisation du football au 20e siècle, l’arrêt Bosman reste pour beaucoup confus et mal compris. On le présente souvent comme une révolution qui a bousculé l’organisation de ce sport à jamais, genèse de tous les maux du football moderne. Sans être la rupture profonde racontée, il reste un jalon majeur des transformations du football en un objet de spéculation capitaliste.
Il est commun de trouver des analyses académiques ou journalistiques expliquant que l’arrêt Bosman a livré le football aux mains d’une élite économique; qu’il est la cause des salaires et des transferts devenus pharaoniques; que c’est de sa faute si le football est rongé par un déséquilibre sportif structurel. L’arrêt Bosman a bon dos. Il est nécessaire de nuancer ce narratif qui en fait la cause unique de la mondialisation du football. S’il représente bien un changement important, créant un précédent que les institutions européennes exploiteront pour imposer leurs principes juridiques sur l’organisation du football et accélérer sa métamorphose ultralibérale, l’arrêt Bosman n’est qu’une impulsion donnée à un processus de mutation débuté bien plus tôt.
L’arrêt Bosman, une révolution?
En 1990, Jean-Marc Bosman saisit la Cour de Justice européenne (CJUE) suite au refus du RFC Liège de le transférer gratuitement à l’USL Dunkerque malgré son contrat achevé. Il contestera ce règlement de l’UEFA, ainsi que les quotas limitant à 3 le nombre de joueurs étrangers par club. Le 15 décembre 1995, la CJUE lui donne doublement raison. Une fois leur contrat arrivé à échéance, les joueur sont désormais libres de signer dans le club de son choix, et leur ancien employeur ne peut demander aucune indemnité, ni avoir quelque mot à dire. Elle abolit aussi, pour les joueurs ressortissants de l’Union Européenne (UE), les quotas de nationalité imposés aux clubs. Ces deux décisions, basées sur le principe fondamental européen de libre-circulation des travailleurs, obligent l’UEFA à mettre son règlement en conformité. C’est ça l’arrêt Bosman.
Outre l’aspect juridique, cette décision va servir de cadre général à la libéralisation du football. L’espace géographique de la libre-circulation sera élargi par les accords de Cotonou en 2000, puis l’arrêt Malaja de décembre 2002, levant les quotas pour les joueurs originaires d’Afrique, des Caraïbes, et des pays de l’Est. Cela aura de fortes répercussions sur le marché des transfert. Dans son Global Transfer Report, la FIFA montre que l’année 2024 a été record avec 78 742 transferts internationaux de joueurs et joueuses (695 clubs concernés pour un montant total de 8,24 milliards d’euros).
Cette spirale inflationniste va bénéficier aux clubs et aux championnats avec le plus de moyens. La somme totale d’indemnités de transfert passe de 403 millions d’euros en 1994/95 à 1.7 milliards en 1999/00 puis plus de 6 milliards en 2017/18. Dans les vingt années qui ont suivi Bosman, la masse salariale des clubs européens a connu une hausse globale de 607% (471% en France), comme l’ont montré les travaux de Jérémie Bastien (2017). La dérégulation a renforcé les inégalités de moyens entre clubs. Une petite oligarchie de clubs européens s’est détachée, et s’approprie les meilleurs joueurs et trustant les trophées. Par le même mécanisme, le footballeur devient un actif spéculatif qu’on achète et revend, dont la valeur doit être optimisée pour dégager du profit.
Déconstruire le « mythe savant »: ré-inscrire l’arrêt Bosman dans son contexte historique
Dans Ce que le football est devenu (Divergences, 2023), Jérôme Latta consacre plusieurs pages à la libéralisation du marché des footballeurs. Il revient sur l’idée reçue, ancrée dans l’opinion, qui présente l’arrêt Bosman comme le point de départ du foot business. La lacune d’une majorité des analyses est de laisser de côté l’histoire de cette décision de la CJUE, commencée bien avant 1995, et la manière dont elle est devenue un « mythe savant ». Une explication qui, à force de répétition, finit par être perçue comme un fait avéré que l’on n’oserait plus remettre en question. Le sociologue Raffaele Pioli, explique qu’à force de rabâchage, l’idée de l’arrêt Bosman comme rampe de lancement unique du foot business a fini par atteindre le rang d’évidence scientifique. La réalité est tout autre. Son impact est beaucoup plus progressif, et surtout difficile à mesurer, car indissociable des autres dynamiques comme la montée en puissance des droits télévisés ou encore l’arrivée de nouveaux acteurs économiques comme les oligarques ou les fonds d’investissements.
Autre élément souvent délaissé : la relation entre l’UEFA et les institutions européennes. Avec la création de l’UEFA en 1954 émerge l’idée d’une européanisation du sport par le haut, par le monde professionnel. Le sport devient un outil stratégique d’intégration européenne. Jusque-là exemptée de facto des lois européennes, les règles de l’UEFA se heurtent progressivement à la jurisprudence. Alors que les instances européennes commencent à s’emparer du dossier, l’UEFA cherche à gagner du temps par des négociations souterraines et un lobbying intense, ce qui a fonctionné pendant des dizaines d’années.
C’est seulement en 1989, avec la résolution du Parlement européen portée par le député James Van Raay que le sujet devient politique et médiatique. L’UE saisira l’opportunité de faire de cette législation imminente un objet de communication, pour s’affirmer et renforcer son statut et son pouvoir en utilisant la popularité du football. Le 15 décembre 1995, l’arrêt Bosman est prononcé, en grande pompe, dans une mise en scène presque absurde, avec des centaines de journalistes invités et retransmis en mondovision. Vingt ans avant Bosman, il y a pourtant eu deux arrêts qui avait statué sur l’application du droit communautaire à la mobilité des sportifs professionnels, et qui en substance disent la même chose. Ce sont les arrêts Walrave (1974) et Dona (1976) cités par Manuel Schotté dans son ouvrage La Valeur du Footballeur (CNRS Editions, 2022). Peu médiatisés, et pas investis par les acteurs politiques et administratifs, ils tombent dans l’oubli.
La rupture principale incarnée par l’arrêt Bosman réside dans l’importance médiatique et politique que les instances européennes ont décidé de lui donner. En consacrant la liberté de circulation des footballeurs professionnels, il ne marque pas vraiment une rupture dans le développement économique du football. Il est au contraire, comme l’écrit Manuel Schotté, « le produit d’une longue histoire qui a contribué à faire de la question des règlements du football professionnel un enjeu politique ». La métamorphose du sport roi en activité soumise comme les autres au libre-échange avait débuté bien avant. Dans les années 80, les salaires et montants des transferts étaient déjà en croissance avec l’arrivée d’hommes d’affaires comme Bernard Tapie et Silvio Berlusconi. Avec leurs rachats respectifs de l’Olympique de Marseille et de l’AC Milan, ils avaient déjà investi massivement pour attirer des stars. L’arrêt Bosman va surtout accélérer cette dynamique.
Quel héritage? Un rapport de force reformulé
S’il est difficile d’isoler son effet sur un plan économique, on peut analyser son influence dans le rapport de force entre joueurs et clubs, et entre clubs. Imposer la logique de marché dans l’économie du football renforce le déséquilibre dans la compétition et le pouvoir des clubs les plus riches, soutenus par de puissants actionnaires. Les clubs formateurs, eux, sont fragilisés, obligés de vendre leurs talents par soucis de rentabilité. L’arrêt Bosman a beau avoir offert aux joueurs une plus grande liberté contractuelle, celle-ci ne profite vraiment qu’à une minorité de stars à même d’aller au bout de leur contrat et partir dans le club de leur choix, moyennant des primes à la signature colossales. Les autres restent subordonnés à des enjeux économiques qui les dépassent et dépendants des desiderata de dirigeants et d’actionnaires au pouvoir exalté.
L’émancipation des footballeurs est un leurre. Les litiges récents, comme celui de Lassana Diarra avec le Lokomotiv Moscou, montrent que la majorité des joueurs restent soumis aux décisions des clubs et aux stratégies des actionnaires. Ces tensions contractuelles illustrent que, malgré les avancées juridiques, le rapport de force reste largement en faveur des clubs. Il en va de même pour les « lofts », de plus en plus récurrents où le club met au ban certains joueurs pour les mettre sous pression de trouver une porte de sortie. Une façon de se séparer des indésirables tout en percevant une indemnité. Le parquet de Paris avait ouvert en mars 2024 une enquête sur cette pratique pour « harcèlement et discrimination » qui est abusive et nuit au joueur et à son développement. Bref, bon anniversaire Bosman.

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