Supporter n’est pas un crime, mais dénoncer la multipropriété, c’est apparemment le cas

Le Racing Club de Strasbourg a décidé de réprimer quatre associations de supporters. Leur tort ? Ne pas accepter que le club soit devenu une succursale de Chelsea. S’en est suivi un procès médiatique… mais pas celui de la censure.

“Pour un Racing indépendant, populaire et différent”. La banderole a été exposée au pied du kop strasbourgeois tout au long du match face à l’OM, vendredi 26 septembre. En ouverture de la 6e journée de Ligue 1, le message était visible aux yeux des téléspectateurs de Ligue1+, le nouveau diffuseur du championnat. Dans sa cabine de commentateur, Xavier Domergue, lui, a choisi de ne pas en faire la mention.

Après tout, c’est son rôle de se concentrer sur le jeu, a fortiori quand le spectacle est au rendez-vous, comme c’est le cas avec les équipes de Liam Rosenior et de Roberto De Zerbi. Sauf que ce soir-là, Domergue a mis un zèle particulier pour souligner l’ambiance de la Meinau (malgré une tribune en travaux et la grève des ultras). Surtout, le sosie vocal de Grégoire Margotton a lu deux fois à l’antenne une autre banderole, apparue en tribune Est, à la 5e minute: “Tous unis derrière notre club: président, capitaine, joueurs et staff”.

“Ça va faire plaisir bien sûr à Marc Keller et à l’institution strasbourgeoise”, s’emballe Domergue à l’antenne, avant de souligner “l’investissement” de celui qui était “venu au chevet de son club de cœur” en 2012. Aujourd’hui, le contexte autour du club alsacien serait “tendu”. Le commentateur avertit les centaines de milliers d’abonnés de Ligue1+: “on craint une certaine dérive identitaire…”.

Quelles sont les raisons de ce contexte tendu? A qui s’adressait la banderole lue à l’antenne? Pourquoi parler de dérive identitaire? Mystère. Le téléspectateur lambda devra se contenter de cette bonne dose de confusion. Marc Keller, lui, n’aurait pas pu trouver meilleur communicant pour louer une ambiance orchestrée artificiellement. Même la banderole de “soutien” – lue à l’antenne et affichée en plan fixe par le réalisateur de la chaîne pendant 14 secondes (!) – a été imprimée par le club (ce que révélera L’Équipe).

A l’instar de cet épisode, le traitement médiatique réservé aux supporters strasbourgeois en lutte contre la multipropriété s’avère très déséquilibré. Du nouveau diffuseur à Canal+, en passant par la radio Ici Alsace ou RMC, le cadrage pro-patronal s’est imposé ces dernières semaines. Dans la bouche de Daniel Riolo, les contestataires sont au mieux des grands “naïfs”, au pire des “extrémistes”.

“La multipropriété, ça marche”, titrait L’Équipe dans son débrief de la 5e journée. Et tant pis si une proposition de loi transpartisane visant à “lutter contre [ses] dérives” allait être déposée à l’Assemblée nationale deux jours plus tard.

Retour en arrière. Après une chute en cinquième division, le Racing Club de Strasbourg fait son retour dans l’élite en 2017. Avec son actionnariat local, son stade chaleureux et les coups francs de Dimitri Liénard, le club alsacien se construit une image sympathique (auprès de qui ne supporte pas le FC Metz). La direction met volontiers en avant sa relation de “confiance” avec ses supporters, qui se matérialise par l’aménagement d’une tribune debout, comme le souhaitaient les ultras, en 2018. Mais le Racing est-il vraiment le club “différent” qu’il prétend être?

En 2023, le président-actionnaire Marc Keller et ses associés alsaciens décident de vendre 99% des parts du club au consortium américain BlueCo. La promesse de plus de capitaux et donc de grandes ambitions sportives pour un club qui avait atteint son “plafond de verre” selon Keller. Au passage, le président aura profité de la transaction – estimée par ESPN à 75 millions d’euros – pour réaliser une belle plus-value par rapport à l’euro symbolique en guise de mise de départ.

Désormais, le Racing partage les mêmes actionnaires que Chelsea dans une structure de multipropriété. C’est-à-dire une chaîne alimentaire pour reprendre l’image utilisée par le milliardaire Bill Foley, où un club autre nourrit l’autre en jeunes talents dans une logique industrielle. Or, une partie des supporters strasbourgeois n’accepte pas que le Racing devienne une succursale du Chelsea FC. Depuis deux ans, les banderoles “BlueCo Out” fleurissent à la Meinau. En guise de protestation, les Ultra Boys 90 ont refusé de chanter pendant les 15 premières minutes de chacune des rencontres de la saison 2024-2025. Depuis deux ans, cette opposition fait grincer des dents au sein du club.

Le divorce a éclaté cet été. Après avoir vu leur capitaine, Emanuel Emegha, poser à Londres avec le maillot de Chelsea (où il sera transféré à l’été 2026), dans la foulée d’un mercato où plus de la moitié de l’effectif a été renouvelé, quatre associations de supporters (UB 90, Fédération des supporters du RCS, Pariser Section et KCB) ont publié un communiqué appelant au départ de Keller. Le kop a ensuite sorti deux banderoles lors de la réception du Havre: “Emegha, pion de BlueCo, après avoir changé de maillot, rends ton brassard” et “Marc Keller, merci pour cette décennie dorée, il est temps de s’en aller!”.

Quelques jours après, le club a pris “des mesures” à leur encontre. L’Équipe l’a annoncé sans nommer véritablement ce dont il s’agissait: de la censure et de la surveillance. “Le club impose le contrôle de toutes les banderoles déployées, une escorte par la sécurité pour l’accès à leurs locaux dans le stade ou encore l’installation d’agents de sécurité à leur niveau dans la tribune”, écrira Rue89Strasbourg, un média indépendant qui n’a pas la même audience que celle du seul quotidien sportif.

“Tout support à des fins politiques, idéologiques, philosophiques, injurieuses ou présentant un message à caractère discriminatoire, portant atteinte à la dignité et/ou susceptible de nuire à l’état physique et/ou psychologique d’autrui, insultant, vexatoire, raciste, xénophobe ou homophobe ou délivrant un message insultant sera refusé”, pouvait-on lire sur L’Équipe. Ainsi, le mot “vexatoire” est devenu un élément de langage bien pratique pour justifier les sanctions contre des associations qui n’avaient pourtant commis ni insulte, ni violence.

Sur Canal+, Philippe Carayon s’est alors transformé en procureur en s’adressant aux supporters en lutte le 19 septembre: “Au lieu d’applaudir, vous tuez le père! Vous êtes les supporters les plus ingrats du monde”, assène t-il avant de balayer leur « combat politique » et de tresser des lauriers à Keller, un président “idolâtré”, qui “vient manger des saucisses avec les supporters”.

Le journaliste de Canal+ aurait été à l’aise dans le studio de 100%Racing sur Ici Alsace. Deux fois, l’émission hebdomadaire de la radio publique locale a abordé le conflit entre la direction du club et une partie de ses supporters. A chaque fois, les chroniqueurs étaient “tous d’accord” pour sanctionner les contestataires, sans expliquer ou écouter leurs revendications. “Comment on fait pour les dégager ces gens-là?”

Le 25 septembre, les associations dans le viseur du club ont réagi publiquement, dénonçant des atteintes à leur “droit à la libre expression” allant jusqu’à des “contrôles d’identité par des agents de sécurité du Racing” lors du match à l’extérieur contre le Paris FC. Un sujet qui n’a pas été abordé dans les grands médias, quand bien même ces contrôles seraient illégaux et réalisés pour intimider, comme le notait Pierre Barthélemy, l’avocat de l’Association nationale des supporters, sur Twitter/X. En revanche, L’Équipe a utilisé le terme de “chantage” pour qualifier la position des supporters (qui annonçaient que les chants pourraient reprendre si le club suspendait ses “décisions liberticides”).

Pendant des années, Strasbourg prétendait être un club de football “différent”, ce que ne manquaient pas de relever les médias. Il s’avère en réalité tout à fait ordinaire dans un monde colonisé par la multipropriété (environ 340 clubs de football étaient concernés en 2023). Comme le rappelait Jérôme Latta, dans son livre Ce que le football est devenu, le fatalisme aura été depuis trois décennies le “meilleur allié” de l’évolution ultra-libérale du sport le plus populaire. Minoritaires, certains supporters osent encore penser différemment.

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