“Basta lame, basta infami”: Quand des ultras italiens ont essayé “d’en finir avec les couteaux”

Banderole des ultras du Genoa en déplacement à Florence, le 12 février 1995.

En Italie, berceau de la sous-culture ultrà, dans les années 90, différents groupes ont tenté en vain d’imposer de nouvelles normes en bannissant les armes et certaines pratiques. Le mot d’ordre “Basta lame, basta infami” n’a jamais fait l’unanimité.

Une prise de conscience est, malheureusement, souvent précédée d’un drame. Le 29 janvier 1995 à Gênes, le Genoa reçoit le Milan AC à Marassi. Des membres des Brigate Rossonere II et du Gruppo Barbour sont venus à Gênes armés, dans l’intention d’en découdre de façon spectaculaire avec les ultras locaux. Arrivés à proximité du stade, côté tribune Nord, le groupe milanais lance une attaque au cours de laquelle Vincenzo Claudio Spagnolo, supporter génois de 25 ans, meurt des suites d’un coup de couteau.

De Spagna à Alkis

On ne peut s’empêcher de voir des similitudes entre la mort de Vincenzo Spagnolo, dit “Spagna”, et celle d’Alkis Kambanos, à Thessalonique le 1er février 2022. Du moins par la réaction provoquée parmi les groupes de supporters. D’ailleurs, les slogans des banderoles en hommage à Alkis déployées par les supporters en Italie – comme celles des ultras de Lecce ou de Fasano – rappellent les slogans sortis après la mort de Spagna. Si les contextes grecs et italiens sont différents – et les modes de supportérisme qui s’y sont développés, aussi – les appels au changement qui se font entendre en Grèce font écho à ce qui s’est passé dans le monde des ultras italiens après le drame de Gênes en 1995. La forte émotion suscitée à l’époque par la mort de Spagna avait mené plusieurs groupes majeurs à prendre des initiatives pour que ce type de drame n’endeuille plus jamais les ultras.

“Qui utilise le couteau n’est qu’un infâme, Alkis vit”. Émus par la mort injuste du jeune supporter de l’Aris Salonique, les ultras de Fasano, à l’image de ceux Lecce, ont ressorti les slogans contre les armes blanches chez les supporters.

Six jours après, les délégués de plusieurs groupes  (38 équipes sont représentées) se retrouvent à Gènes, en assemblée, pour trouver des solutions et s’accorder sur de nouvelles règles rejetant le recours lâche aux armes blanches lors des affrontements. Parmi les moteurs du mouvement, on retrouve entre autres les ultras de Bergame, de Parme ou des deux clubs de Gênes. Après plusieurs heures de discussion, sortira une déclaration commune à valeur de pacte, intitulé “Basta lame, basta infami” (qu’on traduira par “Assez de couteau, assez d’infamies”).

Le pas franchi est immense. Certaines rivalités ont été dépassées. Les groupes en question ont décidé de prendre leurs responsabilités. “Si, à d’autres moments, nous nous sommes détournés, pensant qu’il s’agissait finalement des problèmes des autres, maintenant nous crions assez fort” annoncent-ils non sans une part d’autocritique. Près de trois décennies plus tard, ce texte est d’une actualité criante. Pour reprendre les paroles de Davide Ravan,  « il n’est pas nécessaire d’ajouter quoi que ce soit […], le “Basta lame basta infami” devrait être la ligne directrice que tous les ultras italiens devraient suivre, mais aujourd’hui encore ce n’est pas le cas. » L’équilibre historique trouvé à Gênes ce 5 février 1995 s’est en effet avéré fragile.

La déclaration “Basta lame, basta infami” publiée dans la Gazzetta dello Sport.
Dimanche, Vincenzo Spagnolo, un ultrà du Genoa est décédé. Cette énième embuscade absurde nous fait dire que c'en est trop. Assez de ces gens, qui ne sont pas des ultras, qui tentent, aux dépens du monde des ultras, de faire les gros titres, de devenir grands, en ignorant le mal fait (dans le cas présent, irréparable). Assez de cette mode des 20 contre 2 ou 3, ou encore des cocktails molotov et de couteaux. Ultrà, à la reprise du championnat une autre période très dure nous attend, la police a désormais carte blanche, et les seuls vrais perdants seront nous, qui n'avons rien à voir avec ces comportements ignobles. Maintenant, si être ultra' est vraiment un mode de vie, montrons notre courage. Si, à d'autres moments, nous nous sommes détournés, pensant qu'il s'agissait finalement des problèmes des autres, maintenant nous crions assez fort. N'y a-t-il pas d'alternative ? Nous nous retrouverons entre la police qui n'attend que notre fin et ces sales gens qui, ne se souciant de rien ni de personne, continueront leurs embuscades où il n'est même pas nécessaire d'être courageux. Unissons-nous contre ceux qui veulent tuer l'ensemble du monde ultra, un monde libre et vrai malgré toutes ses contradictions.

Les morts par arme blanche sont toutefois rares. Sur l’ensemble des tifosi morts dans le cadre de leur passion, ils sont deux: Marco Fonghessi en 1984 et Vincenzo Spagnolo en 1995. Même s’ils ne sont que deux, ce sera toujours deux de trop. C’est vrai également que le slogan est un peu réducteur. Comme le faisaient remarquer à l’époque les Rebel Fans de Cosenza, “autour d’un stade, on peut mourir de plusieurs façons : d’un coup de pied derrière la tête comme Nazzareno Filippini d’Ascoli, ou sous la matraque d’un policier comme Furlan de Trieste, d’un tir de pistolet d’un carabinier comme cela est arrivé à Pasquale Ammirati et enfin on peut mourir d’une crise cardiaque pendant une charge de la police (comme Celestino Colombini de Bergame) ou subir le sort du Romanista Antonio de Falchi, dont le cœur s’est arrêté de battre après un tabassage.”

Entailles dans le pacte

Le contenu de la déclaration sera aussi d’emblée critiqué par le Commando Ultrà Curva B du Napoli qui se dissocie de la démarche. Les groupes derrière la rencontre de Gênes se voient reprocher une certaine hypocrisie sur la question de la violence. Même si les ultras ne se réduisent pas à ça, les affrontements font partie de leur culture et de leur palette d’interventions. La volonté de les réglementer ou de les soumettre à une sorte de code de conduite est loin d’avoir les faveurs de l’ensemble du peuple des tribunes, notamment la génération des cani sciolti.

Lors de la saison 2003/04, les ultras de la Roma arboreront régulièrement l’acronyme moqueur B.I.S.L., pour “Basta infami, solo lame” (“Assez d’infamies, seulement des couteaux”). B.I.S.L. n’est pas défini comme un groupe de plus, mais comme “une ligne de pensée qui peut être adoptée par quiconque n’est pas d’accord avec ceux qui veulent changer des règles aussi vieilles que le monde“. Dans son livre Ultras, les autres protagonistes du football, Sébastien Louis cite également une banderole sortie par les ultras intéristes en 2006 pour la venue de l’Atalanta, club de Bergame dont les ultras sont connus pour leur rejet des armes: “Si vous voulez vous battre à coups de poing, allez dans une salle de boxe, dans les affrontements, l’unique règle c’est… aucune règle!

Pour l’historien du mouvement ultra, “si l’on veut tirer un bilan de cette assemblée, il est en demi-teinte. En effet, pour la première fois, les ultras italiens se sont retrouvés pour dialoguer ensemble sur le problème de la détérioration des violences, mais cela s’est davantage limité à un état des lieux qu’à une véritable volonté de changer les choses. D’ailleurs, les agressions gratuites ne s’arrêtent pas après cette rencontre; les groupes perdent encore et toujours de leur influence. L’usage de toutes sortes d’armes se perpétuent et l’hypocrisie est de mise.”

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