Derby de Mostar: la continuation de la guerre

(©Zoran Grizelj/VLM/PIXSELL/2010)

C’est l’histoire d’une rivalité qui dépasse le rectangle vert. Le derby entre le Velež et le Zrinjski incarne, plus que tout autre, les cicatrices des années de guerre dans les années 90 dans les Balkans, et le poison nationaliste.

Le sport n’est plus “qu’une guerre sans coup de feu” pour reprendre les mots de George Orwell. Quant au football, ce ne serait que la continuation de la guerre par d’autres moyens. Détournement d’une phrase de Clausewitz, cette idée s’applique mieux à certains endroits qu’à d’autres. Dans les pays formant l’ex-Yougoslavie, le football garde des traces de ces années de guerre marquées par la folie nationaliste et identitaire. Avec son derby, la ville de Mostar en est sûrement un des meilleurs exemples. On trouve peu d’équivalents dans le monde à la rivalité qui déchire le Velež et le Zrinjski dans cette ville de 110 000 habitants. Ce n’est pas par hasard s’il se dit qu’on a plus de chances de voir le football réunir Palestiniens et Israéliens, que les gens à Mostar.

Rođeni versus Plemići

Quand il y a un derby, c’est comme la guerre à Mostar“. C’est ce qu’on pense du côté des supporters radicaux du Velež. La Bosnie-Herzégovine n’a pas refermé toutes les plaies ouvertes lors de la guerre qui a éclaté en 1992. Beaucoup de supporters des deux clubs ne l’ont pas connu. Mais ils ont hérité des obsessions identitaires de leurs ainés. La Red Army 81 du Velež fait partie des quelques groupes de supporters des Balkans à ne pas verser dans l’ultra-nationalisme, avec son mélange d’antifascisme, de nostalgie yougoslave et d’affirmation d’une identité bosniaque, voire mostarienne. Tout l’inverse des Ultras du Zrinjski qui affichent une ligne d’extrême-droite et n’hésitent pas à honorer les nationalistes croates comme le criminel de guerre Slobodan Praljak, général du HVO (acronyme de “Conseil de Défense Croate”) et responsable du siège de Mostar entre juin 1993 et avril 1994.

L’opposition entre Rođeni (les “Natifs”) et Plemići (les “Nobles”) est imprégné de cette histoire non-cicatrisée. Historiquement, Mostar était une ville multiculturelle connue pour son taux de mariages mixtes supérieur à la moyenne et pour le Stari Most, le pont construit au 16e siècle, reliant les deux rives de la Neretva. Ce joyau de l’architecture ottomane a été détruit le 9 novembre 1993 par les nationalistes croates du HVO. D’abord alliés de circonstance face aux nationalistes serbes, les Croates et les Bosniaques s’étaient ensuite livrés à des combats sanguinaires qui ont défiguré une part importante de Mostar. Le HVO avait pris le contrôle de l’ouest de la ville d’où il avait chassé les Bosniaques musulmans, puis avait entamé le long siège de la partie est.

Les accords de Dayton, signés en Novembre 1995, ont mit fin à la guerre et acté la division de la Bosnie en deux entités politiques autonomes: la République serbe de Bosnie et la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Ces accords n’ont jamais éteint les velléités identitaires et les tensions ethnico-religieuses entre Croates catholiques, Serbes orthodoxes et Bosniaques musulmans. Dans un premier temps, le football bosnien a même disposé de trois championnats distincts. C’est seulement au début des années 2000 qu’ils seront unifiés, ouvrant la porte aux retrouvailles entre le Velež et le Zrinjski, et aux affrontements réguliers entre les supporters des deux camps. Que ce soit dans les rues de la ville ou en-dehors comme en septembre 2018, quand les deux groupes s’étaient croisés sur l’autoroute alors qu’ils se rendaient au nord-est du pays pour aller suivre leur équipe respective. Le dernier incident majeur remonte au 24 avril 2021, en marge de Zrinjski-FK Sarajevo. Les affrontements entre la Red Army, épaulée de ses amis de la Horde Zla, et les Ultras Mostar ont donné lieu à une dizaine d’arrestations et un blessé sérieux.

Le Stadion pod Bijelim brijegom, une prise de guerre

La ville, meurtrie par la barbarie guerrière des années 90, reste aujourd’hui divisée entre un ouest majoritairement croate et un est majoritairement bosniaque. Le Velež y a perdu son stade historique de Bijeli Brijeg, et un bout de son âme. Situé à l’ouest, il y évoluait depuis 1958. Le Velež n’a eu d’autre choix que de migrer en bordure de Mostar, à Vrapčići. Le Stadion Rođeni est sa maison depuis plus de vingt-cinq ans. Le HŠK Zrinjski, ressuscité dans la foulée de l’indépendance tumultueuse de la Bosnie-Herzégovine en 1992, est le grand gagnant de l’opération. Club omnisports, créé en 1905 par l’élite sociale croate de la ville, il était banni depuis la libération du pays par les partisans yougoslaves en 1945.

Le Zrinjski avait activement collaboré avec le régime fasciste des Oustachis au moment de l’État indépendant de Croatie, allié de l’Allemagne nazie. Dans le même temps, plusieurs sportifs du Velež, né en 1922 au sein de la classe ouvrière, payaient de leur vie leur engagement dans la résistance. Étoile rouge et sympathies communistes, alors que le club représente le prolétariat multi-ethnique de Mostar, le Zrinjki a toujours été considéré comme une officine du nationalisme croate. Dans son logo, qui reprend fièrement l’échiquier rouge et blanc de la Croatie, comme dans son nom complet le (“Hrvatski Šport Klub”, soit le “Club de Sport Croate”), le club affirme son identité dans son nom complet.

Au retour du Zrinjski en 1992, certains acteurs étiquetés Rođeni rejoindront les rangs ennemis. Après avoir ses classes au Velež, Slaven Musa deviendra le premier capitaine du Zrinjski. Blaž Slišković est un autre exemple. Formé au Velež, l’international yougoslave a terminé sa carrière au Zrinjski avant d’en devenir l’entraîneur à trois reprises. Jadranko Topić, joueur du Velež entre 1969 et 1977, est lui devenu le chef du HDZ – parti nationaliste croate de Franjo Tudjman – à Mostar. A ce titre, il favorisera le retour du Zrinjski et son installation au Stade de Bijeli Brijeg.

Durant les premières années suivant le retour du Zrinjski, les confrontations sont équilibrées. Chacun reste maître à domicile. Le Zrinjski l’emporte au Stade de Bijeli Brijeg et le Velež à Vrapčići. Le Zrinjski va rompre cet ordre des choses le 13 septembre 2008 en s’imposant chez son rival. Il faudra attendre trois ans de plus pour voir l’inverse se produire. Ce premier succès du Velež sur le terrain des Plemići, à l’occasion d’un 1/8 de finale de Coupe de Bosnie, était en train de se dessiner grâce à un but de Rijad Demić quand quelques dizaines de hooligans du Zrinjski ont envahit le terrain et pourchassé les joueurs du Velež courant se réfugier aux vestiaires. Le match sera interrompu et la victoire attribuée aux Rođeni sur tapis vert.

Les braises encore fumantes de la guerre

Avant d’être sportif, l’antagonisme historique entre les deux clubs est social, politique et ethnique. Les deux équipes connaissent des fortunes contraires. Pendant que le Zrinjski étoffe son palmarès, le Velež repasse deux fois par la 2e division (entre 2003 et 2006 et entre 2016 et 2019). En 2021, le Zrinjski a signé un partenariat de cinq ans avec le conglomérat israélien MT Abraham Group, sponsor principal du club. De quoi s’assurer un avenir encore plus stable dans un football bosnien qui demeure fragile économiquement. En 2023, les deux clubs professionnels de Mostar se sont affrontés pour la première fois en finale de la Coupe. Avantage comme souvent au Zrinjski au 21e siècle. Même s’ils évoluent à nouveau dans la même division, le rapport de force entre les deux clubs de Mostar reste déséquilibré.

De retour dans l’élite en 2019 après trois saisons de purgatoire, le Velež a également retrouvé l’Europe lors de la saison 2021/22, éliminant Coleraine et l’AEK Athènes lors des tours qualificatifs de Conference League (C4). Une saison qui sera aussi couronnée par une Coupe de Bosnie, premier trophée du club depuis 36 ans, et la Coupe de Yougoslavie 1986 remportée face au Dinamo Zagreb. Illustration d’un Velež qui peine à retrouver son lustre d’antan, au contraire de son rival. Avec huit sacres, c’est le Zrinjski détient le record de titres de champion de Bosnie-Herzégovine. Dans un article publié en 2016 sur le site These Football Times, Damir Kulas expliquait les difficultés du Velež à retrouver son rang par le déménagement forcé hors de son stade de Bijeli Brijeg. L’auteur n’hésitant pas à faire un parallèle avec le déclin de la ville de Mostar “autrefois harmonieuse“.

Le Derby de Mostar illustre les braises encore fumantes de cette guerre. En 2002, une banderole des supporters du Zrinjski clamait que le Velež ne serait jamais autorisé à revenir au Bijeli Brijeg. L’histoire du Velež épouse celle du peuple bosniaque chassé de l’ouest de la ville. Pour sa thèse, Loïc Trégourès avait recueilli les propos fatalistes d’un membre de la Red Army: «On ne récupérera jamais notre stade Bijeli Brijeg, on le sait, c’est comme ça. On peut le regretter par rapport au symbole, au fait que tous les Mostariens ont sué pour le construire. Mais maintenant, ils ont le stade, ils ont l’argent, nous on joue à Vrapčići et on doit faire avec. De toute façon, ils ont mis des graffitis partout, des U oustachi, des symboles fascistes, ce n’est plus pareil.» Une victoire en finale de la Coupe ne permettrait pas au Velež de tourner cette page, mais l’aiderait à regarder un peu plus vers l’avenir plutôt que dans le rétroviseur.

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