
Ce 30 avril 1994, est un jour gravé dans les cœurs des supporters des Reds. C’est leur dernier match dans le mythique Spion Kop érigé en 1906. La tribune sera détruite, conformément aux mesures du rapport Taylor. Publié suite au drame d’Hillsborough, il préconisait de “moderniser” les stades en supprimant les standing terraces.
Le matin du match, le peuple du Kop se lève en sachant qu’il s’apprête à vivre un jour particulier. La destruction de sa tribune était programmée pour reconstruire à la place une tribune moderne de 12 000 places assises. Mais comment y être vraiment préparé? Quand les bulldozers vont commencer leur besogne de démolition, ils ne vont pas seulement mettre en miettes des morceaux de béton. Ils vont aussi raser toute une partie de l’histoire de la ville et du club. C’est pan de football populaire qui s’efface. Une tribune où la place coûte encore 4£ en 1990 contre 60£ minimum aujourd’hui. Un lieu chargé de mentalité ouvrière. Plusieurs générations y ont fait “leurs classes”. Dès leur plus jeune âge, nombreux sont ceux qui se sont faits les dents au sein du Boys’Pen, espace délimité pour les kids. Pourtant, c’est tout sauf une atmosphère d’enterrement qui se prépare. En ce jour de tristesse, le Kop s’apprête à vivre une des meilleures ambiances de son histoire.
Un seul héros, le Kop
Pour cette dernière sortie de la saison à domicile, la réception de Norwich est sans enjeu sur le plan sportif. Les Reds viennent à bout d’une saison poussive qu’ils termineront à la 8e place. Ex-joueur gloire du club, Graeme Souness a été limogé fin janvier de son poste d’entraîneur après une élimination à domicile au 3e tour de FA Cup face à Bristol City. Loin des soirées européennes où Anfield tremblait de toutes parts, le Kop aura eu peu d’occasions de vibrer pour sa dernière saison. Alors, quoi qu’il advienne, le dernier match de l’histoire de la tribune ne peut pas être morose. La tribune se doit d’être à la hauteur de sa réputation. Celle d’une ferveur inégalée qui en a fait longtemps une des fiertés des Scousers et du Merseyside, méprisés par le reste du pays.
Pour les festivités, le club a aussi mis les petits plats dans les grands. Plusieurs légendes des Reds ont été invitées. Une à une, elles sont appelées à descendre sur la pelouse pour recevoir, et le rendre par la même occasion, un dernier hommage du Kop. Billy Liddell, Kenny Dalglish, Albert Stubbins, Ian Callaghan, Phil Thompson, Steve Heighway, ou encore le “supersub” David Fairclough, sont tous de la partie. La veuve de Bill Shankly et la femme de Bob Paisley, escortées par Joe Fagan, ont aussi répondu à l’invitation. Les noms des deux coachs mythiques ont été bruyamment scandés. Liverpool n’oublie pas ses héros. Mais auraient-ils atteint cette gloire sans le Kop? Probablement pas. Ses vagues humaines, comme coordonnées, lui ont donné au fil des décennies l’apparence de ce douzième homme qui portait physiquement le onze de Liverpool.
Banderole game
Pour ce match contre Norwich, ils sont 16 000 à avoir pris place dans le Spion Kop, conscients de devoir savourer un moment qu’ils n’allaient plus jamais revivre. La campagne “No Seats”, menée par les “Kopites” contre sa transformation en tribune “assise”, touche à sa fin. Pour cette dernière, un appel a été lancé afin de garnir la tribune d’un maximum de banderoles, de drapeaux et d’écharpes; et surtout à faire du bruit comme jamais. Devant The Park, pub situé sur Anfield road, une banderole rouge foncé est déployée avant la rencontre. On y lit “Spion Kop 1906-1994 R.I.P – Reds in Power”. On la retrouvera au milieu de la tribune pendant le match. De l’avis de beaucoup d’habitués la tribune n’a peut-être jamais été aussi colorée et fanatique qu’en ce dernier jour. En plus des traditionnels drapeaux à l’effigie de Shankly, des banderoles historiques sont même ressorties. La plus célèbre d’entre elles est probablement celle en hommage à Joey Jones qui date de la finale de Coupe d’Europe 1977 face à Monchengladbac’h, au Stade Olympique de Rome: “Joey ate the frog’s legs, made the swiss roll, now he’s munching Gladbac’h”. Référence humoristique au parcours des Reds dans la compétition où ils avaient tour à tour éliminé Saint-Étienne en 1/4, puis Zurich en 1/2, avant de croquer l’équipe allemande.
Pour que l’avant-match soit parfait, le club a même invité Gerry Mardsen, de Gerry and the Pacemaker’s, l’interprète de You’ll never walk alone avant que le Kop n’en fasse l’hymne éternel des Reds de Liverpool. En partie dissimulé par les restes de fumée des feux de Bengale allumés en tribune, c’est la voix chevrotante d’émotion que le vieux Gerry, au milieu du terrain, se met à interpréter ce qui ressemble à un You’ll never walk alone d’adieu. Comme muni d’une seule voix, le Kop se porte à sa rescousse. Entre chanter juste et chanter fort, il n’y a aucun choix à faire, c’est les deux. Ce jour-là, tous les chants auront une saveur particulière et seront lancés avec une force décuplée. Le Kop entonnera tous ses classiques, comme le Poor Scouser Tommy. Ce chant repris depuis les années 60 parle d’un jeune gars de Liverpool envoyé à la guerre où il sera tué par les nazis. Depuis 1982 et un quadruplé de Ian Rush lors du derby contre Everton, les membres du Kop ont pris l’habitude de le ponctuer par un “All you need is Rush”, sur l’air de la célèbre chanson des Beattles, ces autres Scousers célèbres.
L’autre histoire du dernier but
Douze ans plus tard, Ian Rush est toujours au club, titulaire face à Norwich. Sur le terrain, le match est quelconque et les joueurs absolument pas à la hauteur du rendez-vous. La défaite 1 à 0 face à Norwich est anecdotique. La frappe de Jeremy Goss dans la lucarne de David James sera donc le dernier but inscrit face au Kop. Du moins pour les annales. Car pour le peuple de Liverpool l’histoire mérite une autre issue. Pour ça il peut compter sur John Garner, une figure de la tribune. « A la fin du match, nous avons refusé de partir. Nous voulions rester le plus longtemps possible en tribune. Quand ils ont quitté le terrain, les joueurs avaient laissé un ballon dans le but au pied du Kop », a-t-il raconté plus tard. L’un des stewards avait donné ce ballon à des enfants de la tribune. John, lui, préparait son coup. Il leur emprunte la balle et, échappant à la vigilance des stewards, court vers le rond central. « J’entendais le Kop rugir derrière moi. Personne ne m’avait suivi. J’ai fais deux trois jongles avec le ballon. Les drapeaux ont été ressortis. Quand j’ai levé les yeux, j’ai vu le but grand ouvert et mes yeux s’illuminèrent. J’ai toujours voulu faire trembler ces filets. Alors j’ai couru vers le but ». Ce n’est qu’un peu plus tard qu’il prendra conscience de la portée symbolique de ce but. Le dernier vrai but devant le Kop dans sa version “debout”.
Durant le match, une voile annonçant “Tout autour du terrain, l’esprit du Kop survit”, avait été déployée dans le bas de la tribune, comme une promesse. Bien sûr, dans la nouvelle tribune, des groupes comme Spirit of Shankly ou encore le mouvement Reclaim the Kop tentent encore aujourd’hui de faire perdurer, non sans mal, cet esprit du historique. Les fans de Liverpool restent d’ailleurs parmi les plus fervents d’Europe. Mais on ne peut pas éluder l’impact qu’ont eu, ces vingt dernières années, l’augmentation faramineuse du prix des places et l’ultra-sécurisation des stades. Des transformations qui ont condamné l’existence d’un Kop aussi turbulent et libre que l’était celui d’Anfield.

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