Torino, au nom du 4 mai

Début avril, l’annonce de la programmation du Derby della Mole opposant la Juventus au Torino le samedi 4 mai, jour du 70e anniversaire de la tragédie de Superga, avait provoqué un tollé du côté du Torino. La presse ou encore la Fédération Italienne de Football (FIGC) s’en sont mêlées. Finalement, la rencontre a été avancée au vendredi 3 mai. Retour sur un épisode à plusieurs tiroirs.

L’importance du 4 mai pour le Torino n’est pas un secret. Cela remonte au 4 mai 1949 à 17h03, quand l’avion transportant l’effectif du Grande Torino, au retour d’un match amical à Lisbonne, s’écrasa contre la basilique de la colline Superga. Depuis, la tradition veut que chaque 4 mai, l’ensemble de la communauté du Torino se réunisse à Superga et célèbre la mémoire des victimes. C’est une date intimement liée à l’histoire du club et à son identité. Pourtant, par le passé le Torino a déjà joué à plusieurs reprises un 4 mai. Dès 1952, soit trois ans après l’accident, le club se déplaçait à Gênes pour affronter la Sampdoria. Par la suite, ce fut encore le cas en 1958 à Vicenza, en 69 à Bologne – à l’occasion des 20 ans de la tragédie – puis en 75 à Naples, en 78 à Monza, en 80 pour la réception de la Lazio, en 2008 pour la réception de Naples et enfin en 2014 lors du déplacement à Vérone, face au Chievo. Soit huit matchs disputés un 4 mai depuis 1949. On semble loin du « jour sacré, de respect et de recueillement » défendu par le président Urbano Cairo, exhortant au passage la Lega Calcio à trouver une solution pour déplacer le derby.

C’est en effet la Ligue qui est, dans tous les sens du terme, responsable de la polémique. La publication fin juillet 2018 du calendrier du championnat de Série A, annonçait déjà le Derby della Mole pour le week-end d’anniversaire de la tragédie de Superga. Elle avait alors largement le temps de programmer le match à un autre moment. La négligence de l’instance a été pointée du doigt, notamment par la presse sportive. La programmation précise dépendait ensuite du calendrier européen de la Juve. Comme la plupart des ligues, la Lega Calcio favorise les équipes engagées en Coupe d’Europe en déplaçant les matchs de championnat pour leur permettre de gagner du temps de récupération. Ce n’est qu’au 1er avril que le derby a été officiellement programmé le 4 mai, anticipant sur une qualification de la Juventus en 1/2 finale de Ligue des Champions.

C’est à partir de là que la curva Maratona a diffusé son appel à boycotter le match pour mettre la pression sur les instances. L’élimination de la Juve par l’Ajax Amsterdam a, d’une certaine manière, permis à la Lega Calcio de sauver la face en avançant le derby au vendredi 3 mai. Mais le derby se profile-t-il dans une ambiance sereine pour autant ? Pas sûr. Et d’ailleurs, ce ne serait pas un derby si c’était le cas. Car comment expliquer cette montée au créneau des ultras granata autrement que parce qu’il s’agit du derby ? En 2014, après Chievo-Torino, disputé le 4 mai à 15h, le président Urbano Cairo avait affrété un charter pour que les joueurs soient présents à la cérémonie à Superga, une heure après le match. Mais comme se plaisent à rappeler nombre d’observateurs : « il ne s’agissait certainement pas d’un derby ! » Plus qu’un simple piment, la nature de la rivalité entre la Juve et le Torino donne à ce 4 mai un caractère sacré, presque intouchable. La direction du Torino souhaitait sûrement éviter de prendre le risque d’un hommage profané par les ultras juventini. D’autant que, par le passé, ils ont déjà pris un malin plaisir à ne pas respecter la mémoire du Grande Torino.

La rivalité entre les deux tifoserie est historique. Les deux clubs se disputent la suprématie locale depuis la fondation du Torino en 1906, par un dirigeant de la Juventus. L’auteur, réalisateur et militant socialiste, Mario Soldati voyait dans la rivalité entre les deux clubs turinois un antagonisme social. Le Torino était selon lui, le club des pauvres et de la petite-bourgeoisie alors que la Juve, propriété de la famille Agnelli depuis 1923, était définitivement associée à la bourgeoisie industrielle et à la marque FIAT. Et il est vrai que, hormis lors de la parenthèse du titre de 76, les Granata n’ont dominé leur rival bianconeri qu’à l’époque du Grande Torino. Une domination finalement interrompue par la tragédie de Superga.

Le 5 mai 2014, quelques mois après les banderoles moquant la tragédie de Superga, des tifosi juventini déploient deux banderoles dissonantes. La partie basse de la curva rend hommage aux victimes de Superga : “Honneur aux victimes de Superga”. Pour la partie haute: “La mort et le respect sont les mêmes pour tout le monde, l’honneur c’est seulement pour les bianconeri tombés”.

En Italie, tout le monde a encore en tête les chants moqueurs des ultras de la Juventus et leurs banderoles provocantes déployées lors du derby de 2014. Sur la longue banderole affichée par les Drughi on pouvait lire: “Nous sommes l’orgueil et la fierté de Turin, vous seulement un accident”. Ou encore, une autre banderole clamant “Quand je vole, je pense au Toro”. Rien de plus classique. L’usage des banderoles est un élément du rituel des tribunes. La provocation, parfois même le mauvais goût, font partie de la rhétorique ultra’ pour atteindre symboliquement son adversaire dans ce qui lui tient le plus à cœur. Mais l’émotion avait alors été très vive, au-delà des seuls fans du Toro.

Dans la péninsule, certains pensent même que la tragédie de Superga est un événement qui dépasse la seule histoire du Torino. Début avril, la Gazzetta dello Sport s’arrêtait un temps sur la signification du 4 mai : «Ce n’était pas seulement une tragédie […] pour la ville de Turin. C’était une tragédie italienne unissant tout un pays qui venait de sortir des ruines de la guerre et qui voyait dans l’équipe du Grande Torino, un symbole de force, de qualité et de renaissance. L’anniversaire de cette tragédie ne concerne donc pas uniquement les tifosi granata, qui le célèbrent évidemment chaque année avec une immense émotion transmettant de génération en génération le souvenir de cette équipe mythique. […] Rarement dans l’histoire italienne, il y eut des événements de masse semblables à celui de l’adieu au Grande Torino. Et des dates comme celles-ci doivent être célébrées et ne jamais être salies.»

Mais on n’universalise pas comme ça une telle date, surtout dans un pays où le campanilisme structure autant le football. Avant d’être un drame du football italien, c’est un drame du Torino, avec son lot de passions, de cicatrices et de fierté. Même proclamé symboliquement, en hommage au Grande Torino, « Journée Mondiale du Football » en 2015 par la FIFA, le 4 mai ne se décolle pas si simplement de l’histoire et de l’identité des Granata.

Cette vision patrimoniale et universelle est finalement peu convaincante. D’ailleurs, les instances le savent et redoutent très certainement de nouveaux troubles liés à la rivalité des deux équipes. Mais, que le match ait lieu la veille de la date anniversaire empêchera-t-il les banderoles caustiques ou le chambrage borderline? Après tout, en 2014 le derby en question ne se jouait-il pas au mois de février? Il se dit aussi que le meilleur hommage aurait pu être rendu sur le terrain, et fermer les bouches rivales en proposant un football festif et offensif digne des Mazzola, Grezar ou Castigliano. Mais la communauté du Torino respecte trop le 4 mai pour prendre ce risque.

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