C’est en représailles à l’exécution d’espions britanniques par un commando de l’IRA que les para-militaires loyalistes ont tiré dans la foule présente dans le stade de Croke Park à Dublin pour une rencontre de foot gaélique. Un massacre qui ouvre la phase la plus violente de la Guerre d’Indépendance jusqu’à la trêve du 11 juillet 1921.
Cet après-midi là, 5000 spectateurs garnissent les tribunes de Croke Park. Ils viennent assister à la rencontre amicale de football gaélique opposant Tipperary à Dublin. Deux des meilleures équipes de la saison, qualifiées pour les demi-finales du All-Ireland Championship, avec les provinces de Mayo et de Cavan. Malgré la guerre, les habitants de Dublin continuent leur vie. Le football gaélique n’est pas un loisir neutre dans l’Irlande de ces années-là. Créée en 1884, la Gaelic Athletic Association (GAA) cherche à contrer l’hégémonie culturelle de l’Empire colonial britannique.
Comme l’explique Paul Dietschy dans son Histoire du football, « La richesse des jeux traditionnels irlandais fut exhumée, au travers du cad et du hurling, une sorte de hockey. Les nationalistes recherchaient en effet un antidote au “poison” des sports anglais que le Trinity College de Dublin inoculait aux élites.» Les sports gaéliques remplissent ainsi un rôle politique au sein d’un mouvement nationaliste qui est loin d’être homogène, et dominé par une élite de propriétaires et de notables lorgnant déjà sur la gestion de la future Irlande “libre”.
Le Dáil Éireann (Parlement clandestin de la République d’Irlande) a déclaré l’indépendance le 21 janvier 1919. Le même jour, a priori sans lien, deux agents de la police royale irlandaise, servant les intérêts de la couronne britannique, sont tués par des partisans des Irish Volunteers, fers de lance de l’Insurrection de Pâques de 1916 qui servira plus tard de base à la création de la première IRA en 1919. Cette action est considérée comme un élément déclencheur de la Guerre d’Indépendance. D’autres vont suivre, comme celle organisée le 21 novembre 1920.
Le premier “Bloody Sunday”

La tension était si palpable autour de ce Tipperary-Dublin que le coup d’envoi a été repoussé d’une demi-heure. Dans la matinée, un commando de l’IRA – formé de neuf hommes de la D Company de James Cahill – venait d’exécuter quatorze officiers des services secrets britanniques, la plupart sous couverture pour infiltrer le mouvement nationaliste irlandais. Michael Collins, chef du renseignement de l’IRA, avait dressé une liste d’une trentaine d’officiers à abattre, dans une opération dite de “purge”. La réaction des troupes britanniques et de la police, la Royal Irish Constabulary (RIC), a été immédiate. Accompagnées des unités para-militaires – Auxillaries et Black and Tans – connues pour leur férocité, elles se sont mises en route pour Croke Park. Le prétexte? Des membres de l’IRA y auraient été aperçus. Même si des membres du commando du matin – au moins Tom Keogh, Dan McDonnell et Joe Dolan – étaient bien présents dans le stade, c’est évidemment un prétexte. D’ailleurs, il est avéré qu’il n’y a eu aucune fouille et que les Auxillaries ont de suite ouvert le feu sur la foule, environ un quart d’heure après le début du match. Un avion qui survolait Croke Park avait envoyé le signal aux loyalistes.
Bilan de la fusillade: 228 balles tirées, quatorze personnes abattues, dont treize spectateurs, et près de 70 blessés. Croke Park était assiégé. Les Auxillaries se sont servis du mouvement de foule provoqué par la panique pour faire un carnage. Une voiture blindée postée à l’extérieur a mitraillé la foule qui s’enfuyait, tuant deux personnes. Le quatorzième corps de cette tuerie est celui de Michael Hogan, capitaine de l’équipe du comté de Tipperary. Hogan n’est pas seulement une des stars de l’équipe, c’est aussi un militant de la cause nationaliste, engagé par le passé au sein des Irish Volunteers. Les para-militaires en ont profité pour l’abattre.
Symbole de la résistance à la domination britannique

Croke Park, ou Páirc an Chrócaigh en gaélique, est aujourd’hui une enceinte sportive de 82 500 places, principalement dédiée aux sports gaéliques. Il l’a même été exclusivement pendant près d’un siècle (de 1913 à 2005). Lors des travaux du stade de Lansdowne Road en 2005, où avaient l’habitude de se dérouler les rencontres de football et de rugby, la GAA, propriétaire de Croke Park depuis 1913, a exceptionnellement accepté d’accueillir des rencontres internationales de rugby et de football. Jusque-là, ces sports emblématiques de la culture et de la tradition britanniques, ainsi que le cricket, y étaient interdits de cité. La GAA est elle-même in produit du Home Rule, mouvement nationaliste en plein essor au 19e siècle pour l’autonomie de l’Irlande. Il était mené par une partie de l’élite sociale et de la notabilité, organisée dans des sociétés secrètes comme l’Irish Republican Brotherhood, pour œuvrer à la préparation d’un soulèvement général.
Alors que de nombreux ouvriers et paysans irlandais mourraient dans la boucherie des tranchées, quelques centaines de partisans restés au pays avaient eu la ressource de déclencher l’Insurrection de Pâques en 1916 qui fut durement réprimée. On dit de la tribune la plus célèbre de Croke Park, la Dineen-Hill 16, qu’elle a été bâtie en 1917 avec des débris de cette insurrection, récupérés dans O’Connell Street dévastée. Un lien historique avec la lutte indépendantiste inscrit jusque dans la chair de l’enceinte sportive. Lors du massacre du 21 novembre 1920, les militaires britanniques et la police loyaliste ne s’en sont pas pris au public réuni là-bas par hasard. Il se sont attaqués à un symbole de l’identité irlandaise. Cette tuerie a contribué à forger le mythe de Croke Park. Lors de travaux d’extension du stade en 1924, une nouvelle tribune construite à l’occasion prit d’ailleurs le nom de Michael Hogan (Hogan Stand), en souvenir du capitaine de Tipperary. Aujourd’hui divers concerts spectaculaires y sont organisés. Comme la plupart des stades de cette taille, la question de sa rentabilité économique a largement pris le pas sur la dimension politique.

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Repris depuis la version initiale publiée sur le blog des Cahiers d’Oncle Fredo

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