Bauer, le stade dévoyé ? [3/3]

Depuis 1909, le mythique stade Bauer est l’objet – et le lieu d’expression – de la passion des supporters du Red Star. Vétuste et un temps laissé à l’abandon, il a été vendu à un promoteur immobilier chargé de sa rénovation en 2021. Bien que ce rachat mette fin à la menace d’un déménagement et que le groupe Réalités s’engage à respecter des contraintes architecturales et esthétiques, le nouveau Bauer semble malgré tout en passe de devenir un stade commercial et sécuritaire. 

En 2018, le projet du YelloPark prévoit la construction d’un stade « 100% privé » pour remplacer la Beaujoire où le FC Nantes dispute ses rencontres depuis 1984. Le déménagement est à l’époque porté par le président Waldemar Kita, qui s’associe avec le promoteur Réalités, chargé d’aménager les abords du nouveau stade « ultramoderne ». Un projet comprenant des bureaux, des logements, des commerces, une halle, une tour d’une centaine de mètres de hauteur : un temple du capitalisme implanté dans ce qui est à l’époque décrit comme une « zone morte, hors match ». Heureusement, le contre-pouvoir que constitue les groupes de supporters – la Brigade Loire en tête – va contraindre la métropole à abandonner le projet de vente au promoteur. Pour autant, Yoan Choin-Joubert, PDG du groupe Réalités, n’abandonne pas ses velléités de faire des terrains de foot et de leurs abords des espaces commerciaux rentables. Et quelques années plus tard, l’occasion va à nouveau se présenter…

« Le Red Star c’est uniquement à Bauer »

Comme souvent chez les ultras, les supporters du Red Star sont viscéralement attachés à leur stade. Leurs témoignages laissent une place de choix à la brique rouge, aux poutrelles métalliques, aux matériaux anciens, à l’architecture si particulière de la tribune ou à l’immeuble Planète Z qui surplombe le stade depuis les années 1970. L’enceinte emblématique est située au cœur du quartier des Puces de Saint-Ouen. Dans ce territoire, soumis à une gentrification forte, les promoteurs immobiliers convoitent chaque mètre carré qui peut être converti en bénéfice économique. Par exemple, dès 2008, le nouveau président Haddad et la municipalité portent – sans succès – un projet de construction d’un nouveau stade pour le Red Star dans le quartier des Docks. L’objectif est clair : démolir Bauer pour récupérer le foncier prisé.

À partir de 2015, le Red Star, promu en Ligue 2, joue ses matchs à Beauvais puisque Bauer ne respecte pas les normes en vigueur pour évoluer à cet échelon. Un véritable traumatisme pour les supporters qui doivent effectuer plus de 80km s’ils veulent chanter pour leur équipe lorsque celle-ci évolue à domicile. La saison suivante, les audoniens jouent au stade Jean Bouin, dans le huppé 16ème arrondissement de Paris. Enfin en 2018, le club est de nouveau contraint de s’exiler à Beauvais. La crainte d’un déménagement définitif pousse les supporters à s’organiser pour défendre à tout prix l’option de la rénovation de Bauer : un collectif se monte, ainsi qu’un financement participatif pour une étude de faisabilité.

Au vu de l’urgence et du coût des rénovations (au moins 30 millions d’euros), le rapport de force est d’emblée défavorable pour les supporters. Ces derniers accueillent donc dans un mélange de soulagement et d’inquiétude le rachat du stade par le promoteur Réalités. Vincent Mézence, porte-parole du collectif Red Star Bauer, se dit « content, même si le projet idéal n’était pas celui-ci »1 et reste lucide sur le fait que le fonds privé qui investit agit suivant des motivations économiques. Le nouveau stade privé devra être rentable. Finalement, les groupes de supporters s’en tiennent à veiller au respect de quelques « lignes rouges » : le non-naming du stade, une tribune debout pour le kop, un local dans les coursives, la préservation de l’architecture historique. Une seule de leurs revendications n’a pour l’heure pas été satisfaite, celle d’un engagement sur l’encadrement tarifaire de la billetterie et des abonnements dès 2025.

Un stade commercial

C’est dans le cadre d’un concours « Inventons la Métropole du Grand Paris 2 » que la rénovation du stade Bauer est confiée au groupe Réalités, associé au cabinet d’architecture SCAU. Outre la rénovation du stade, le programme comprend dès ses débuts un volet immobilier. Ce sont 30 000 m2 de commerces, logements et bureaux attenants à la tribune nord qui doivent être construits. Initialement, le projet de la « Bauer Box » comprend également l’implantation du siège de Réalités (aujourd’hui en faillite), d’une école de commerce, ou d’un restaurant avec vue panoramique sur la tribune ultra.

Contactés, les architectes en charge du programme indiquent s’être inspirés d’un projet fictif conçu en marge de la Coupe du Monde de football au Qatar en 2022. Ces derniers imaginaient la construction d’une « petite ville » autour d’une place, transformable en stade de football le temps de la compétition. Les bâtiments situés autour de l’aire de jeu (la place sur laquelle on déroule un « tapis de pelouse ») permettaient l’implantation de logements ou de bureaux disposant d’une vue directe sur le terrain. Pour les architectes de SCAU, l’objectif était également de porter un projet soucieux des préoccupations écologiques dans le contexte d’organisation d’une Coupe du Monde dans un pays sans infrastructures. En effet, 8 stades de 40 000 à 80 000 places ont été construit uniquement pour les besoins de la compétition (et ont coûté la vie à des milliers d’ouvriers immigrés).

L’écologique est ici un vernis qui permet de maintenir un projet capitaliste mortifère, en évacuant les débats portant sur les communs et l’appropriation des richesses. Le promoteur espère tirer des profits de la vente des espaces de la Bauer Box à des entreprises et particuliers, ainsi que de la location du stade au Red Star. Mais Réalités capitalise également sur le travail gratuit réalisé par les membres bénévoles des Red Stars Fans et de la tribune Rino Della Negra. L’animation de la tribune, le militantisme actif et le travail de mémoire sur l’histoire du club assure un prestige symbolique à Bauer et au club, convertible en rendement économique pour les actionnaires, diffuseurs TV, et les promoteurs. Cette réappropriation capitaliste a lieu alors même que la plupart des promoteurs et architectes semblent ignorer les codes et valeurs de la culture ultra. L’un d’eux, ayant pris part aux négociations avec les supporters s’étonne par exemple que ces derniers veuillent à tout prix garder les poteaux métalliques – emblématiques de l’ancienne tribune – qui gâchent la vue sur le terrain et empêchent la retransmission télévisuelle : « de nos jours, des poteaux qui gênent le champ de vision, c’est un peu étrange… ».

Le maire Bouamrane, premier client

L’alternance politique à la municipalité de Saint-Ouen marque un tournant. En effet, le maire de droite William Delannoy avait choisi de confier la rénovation au promoteur immobilier arrivé en seconde place dans le cadre de l’appel à projet. L’élection du maire « socialiste » Karim Bouamrane en 2020 permet la réattribution du chantier à Réalités. Ce choix du nouveau pouvoir municipal n’est pas seulement motivé par le respect du résultat du concours de l’appel d’offre, il révèle aussi un soutien politique très fort au projet de rénovation imaginé et présenté par le promoteur.

Bouamrane, ancien chef d’entreprise dans la sécurité informatique, embrasse alors un projet qui s’inscrit parfaitement dans sa vision politique capitaliste et techno-sécuritaire. Celle d’une ville qui attire des investisseurs et des entreprises, mais aussi la bourgeoisie parisienne désireuse d’acquérir une propriété moins onéreuse et proche de Paris. Ces derniers constituent d’ailleurs un vivier électoral important pour Bouamrane. Dans le cadre de cette mutation urbaine et démographique planifiée qui chasse progressivement les pauvres en périphérie, l’écologie, le féminisme, l’antiracisme ou la justice sociale sont largement dévoyés. Ces combats sont mobilisés uniquement dans la mesure où ils ne portent pas de remise en cause du système économique qui permet l’accaparement des richesses par une minorité.

Une tribune populaire dans un stade sous contrôle

Les nouvelles tribunes Est et Sud ont été livrées en 2024. Entre temps, le groupe Réalités a été placé en redressement judiciaire et cherche à vendre le stade rénové et ses parts d’actionnariat au Red Star (acheté en 2021). Pour autant, le promoteur comme l’architecte assure que le projet sera définitivement achevé d’ici la fin de l’année 2025. Pas suffisant pour rassurer les supporters de la Rino. Si le chantier arrive à son terme, le Red Star évoluera donc prochainement dans un stade classé T1, respectant les exigences de la fédération française de football pour accueillir des rencontres de Ligue 1 et Ligue 2.

Dans ces enceintes sportives, la vidéo surveillance est généralisée, favorisant la mise en application du régime juridique extraordinaire qui s’applique aux supporters. C’est à ce titre que l’historien Sébastien Louis évoque le stade de football comme un « laboratoire de la répression ». Les interdictions administratives de stade ont par exemple inspiré les « interdictions administratives de manifester » prévu par la « loi anticasseur » de 2018. Les stades homologués T1 doivent également disposer des aménagements nécessaires à l’exploitation télévisuelle par les diffuseurs : des plateformes et caméras, un parking de 500m2 pour accueillir les camions régie, des espaces réservés aux médias. Les droits TV constituent parfois près de 50% des recettes des clubs de Ligue 1 et de Ligue 2.

La rénovation du stade Bauer, indispensable pour évoluer à terme dans les championnats les plus prestigieux, pose en filigrane la question du maintien d’une tribune populaire et politique dans des clubs très professionnalisés. Outre les dérives techno-sécuritaires déjà mentionnées et l’obligation de satisfaire les diffuseurs TV (architecture du stade, calendrier de la programmation des matchs), les supporters de Ligue 1/Ligue 2 semblent les plus touchés par la répression politique. Les interdictions administratives de déplacements ne sont presque qu’exclusivement décrétées contre les groupes de ces clubs. Leurs ultras sont plus souvent victimes de violences policières et doivent subir les fouilles poussées, les fichages, ou les longues heures d’attente devant le stade escortés par les forces de l’ordre. « Les flics te montrent qu’ils contrôlent tout, jusqu’à ta vessie », nous avait un jour confié – en marge d’un match au Stadium – un ultra des Indians Tolosa. Enfin, les interdictions de stade pour l’usage d’engins pyrotechniques ne sont en règle générale prononcées que dans les matchs entre clubs de première ou seconde division.

Pour assumer les coûts conséquents nécessaires à la formation et au recrutement d’une équipe compétitive, les clubs professionnels adoptent un modèle économique dominant : création d’une image de marque, augmentation du prix des abonnements et des billets, sponsoring avec des grandes entreprises mécènes. Certains d’entre eux sont également approchés par des multipropriétaires nuisibles qui souhaitent multiplier leurs placements financiers. Enfin, indéniablement, les tribunes des clubs de football qui connaissent des bons résultats sportifs attirent un nouveau public souvent plus spectateur et plus consommateur. Les groupes de supporters, ultras ou non, doivent alors s’organiser pour défendre un football populaire. En tribune selon les codes et normes de la culture ultra; ou dans les instances comme un syndicat du foot.

Martin Cobus

 

Notes:

1 France Culture, Gentrification : quand les espaces populaires s’embourgeoisent. Épisode 1/4 : Saint-Ouen. Ici, c’est le Grand Paris, décembre 2024

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