Le 18 octobre 2019, le Chili connaissait une explosion sociale inédite depuis la fin de la dictature. En quelques jours, les principales villes du pays s’étaient embrasées. Sur les barricades, au cœur des émeutes, les supporters des meilleurs clubs du pays se sont donnés corps et âme dans cette révolte contre le régime ultra-libéral de Sebastian Piñera.
Il suffit parfois d’une étincelle pour mettre le feu à la plaine. Ce vieux proverbe chinois, rendu populaire par Mao, s’est vérifié au Chili, un pays dont la Constitution est héritée de la dictature militaire de Pinochet. L’étincelle a été l’augmentation annoncée du prix du ticket de métro. Mais dans un pays où le coût de la vie est de plus en plus insurmontable, la plaine était comme imbibée d’essence. L’eau, l’électricité, l’éducation, la santé ou les transports: tout est trop cher pour le peuple chilien. Personne n’est dupe, c’est le résultat de trente années de mesures libérales agressives, dans la continuité des années Pinochet. “Nous sommes en guerre”, avait déclaré Piñera, adoptant une rhétorique martiale au moment de décréter l’état d’urgence au soir du 18 octobre, dont une des conséquences sera aussi le report de l’intégralité des matchs de 1ère et 2e division.
“On a perdu beaucoup de temps à se battre les uns contre les autres”
De nombreux joueurs professionnels, y compris des internationaux sont aussi sortis de leur réserve et ont pris position en faveur des revendications populaires. De Claudio Bravo à Jean Beauséjour, en passant par Charles Aránguiz, ils dénonçaient pêle-mêle les privatisations et l’envoi des militaires pour mater la rébellion. Fervent défenseur de la cause des opprimés, Jean Beauséjour se refuse même à céder aux traditionnels appels au calme: “Plusieurs de me ex-coéquipiers ont choisi la voie du discernement et de l’apaisement. J’ai du mal à lancer cet appel. Je trouve même égoïste de mettre en cause la façon dont les gens manifestent”. Les barras bravas du pays ont pris une part active aux manifestations. Banderoles et drapeaux aux couleurs des clubs ont garni les cortèges et orné la Plaza Italia, rebaptisée “Place de la Dignité”, coupant la tête à l’idée reçue d’un “opium du peuple” anesthésiant la combativité sociale.
“Ne travaille pas, ou si tu travailles, fais le mal. Défend le petit-commerce et attaque les symboles du néo-libéralisme… Monte une barricade et défend la!. Vole les riches et organise-toi avec les pauvres. Sabote ton lieu de travail...” Appel des antifascistes de la Garra Blanca.
L’Agrupación Nacional de Clubes y Organizaciones de Hinchas (ANCOH) – qui regroupe divers associations de clubs et groupes de supporters – a publié un communiqué exigeant le départ des militaires des rues du pays et dénonçant la cupidité des dirigeants du football. Des supporters de Colo-Colo, de la “U” ou de la “Católica”, bien sûr, mais aussi de Santiago Wanderers et Palestino ont organisé des assemblées autour du mouvement social et des revendications populaires: semaine de 40 heures, suppression du système de retraites privatisé, nationalisation des ressources naturelles, éducation gratuite et non sexiste, ainsi que l’assemblée constituante.
Une grande majorité des supporters appartient à cette classe exploitée qui souffre au quotidien des violentes mesures économiques prises au Chili depuis plusieurs années. La hausse des prix et la précarisation ne s’arrêtent pas à l’entrée des stades. Partisanes de “l’autodéfense populaire”, les franges antifascistes de la Garra Blanca de Colo-Colo, de Los de Abajo du CF Universidad de Chile, ont appelé à se joindre aux manifestations, aux grèves et aux émeutes. Dans les moments intenses de lutte sociale, il n’est pas rare de voir les ultras fraterniser dans la rue. En Grèce, en Turquie, ou en Égypte, on a déjà vu les principaux groupes faire la paix pour mieux se battre ensemble contre le pouvoir. Au Chili aussi, ceux que le football divisait se sont unis dans la rue derrière le slogan “On a perdu beaucoup de temps à se battre les uns contre les autres”.
“Pas de justice, pas de football”
L’arrêt des compétitions a mis l’industrie du football au point mort. Pour la classe dominante chilienne, les directions de club et les instances bourgeoises, représentées par l’Asociación Nacional de Fútbol Profesional (ANFP), le redémarrage des championnats est donc rapidement devenu un enjeu autant économique que symbolique. Un moyen de ramener l’ordre et calmer la rébellion. Après plusieurs semaines de grève, le syndicat des joueurs (SIFUP) finira par se résoudre à retrouver le chemin des terrains. Un front va s’ouvrir sur cette question, avec les groupes de supporters radicalement opposés à ce retour à la normalité. Alors qu’on assiste au “réveil du Chili” comme le chantaient les cortèges, leur message était clair: la bourgeoisie n’achètera pas la paix sociale avec un ballon.
“La reprise du championnat n'est rien d'autre qu'une tentative désespérée d'éteindre la flamme qui est en chacun des combattants, une tentative désespérée de faire oublier à la population son objectif. Ils veulent juste distraire les gens pour qu'ils baissent les bras dans cette bataille, mais en tant que barra, nous soulignons que nous allons nous battre de toutes nos forces.”
Los Panzers, Santiago Wanderers
Les supporters vont utiliser le blocage du football comme un levier de ce que les médias locaux appellent “estallido social” (“l’explosion sociale”), sous une répression policière féroce: 34 morts, plus de 3000 blessés et de 8800 arrestations au total. “Sans justice, il n’y aura pas de football” est un des slogans emblématiques repris en chœur par les supporters qui lient cette reprise à la satisfaction des revendications du peuple chilien pour des conditions de vie dignes. Face à la programmation de matchs le week-end du 16 novembre, soit un mois après le début de l’insurrection, les appels au boycott et au blocage se multiplient. “Il ne faut pas s’amuser avec la classe des travailleurs. C’est notre réveil et nous ne nous arrêterons pas!”, préviennent Los Panzers, principal groupe de supporters des Santiago Wanderers de Valparaiso, dans un communiqué où ils menacent de ne laisser aucun joueur fouler la pelouse.
De son côté, le groupe Los del Cerro du club d’Everton à Viña del Mar a annoncé être disposé “à boycotter chaque rencontre” programmée dans son stade. “Ils veulent utiliser les clubs comme des outils politiques au service de leurs intérêts. Ils veulent nous épuiser, nous abrutir, nous aliéner et que nous oublions la lutte”, ont ajouté les antifascistes de la La Garra Blanca. pour Los Cruzados de Universidad Católica: “Nous nous opposons absolument à la reprise du championnat alors que le peuple chilien n’a pas été écouté et, pire encore, que la répression a augmenté.” Même son de cloche chez Los de Abajo. Des communiqués similaires ont été publiés par les clubs de supporters de Cobreloa, Antofagasta, Audax Italiano, O’higgins et Unión Española.
“Calles con sangre, canchas sin fútbol”
Leur détermination mettra en échec la volonté de l’ANFP de faire reprendre les championnats, conduisant à la décision historique de mettre un terme officiel à la saison, à six journées de la fin. Échaudée par cet affront, l’ANFP va s’attacher à renforcer l’encadrement sécuritaire des matchs avec la création d’une force de maintien de l’ordre privée, la “Tropa de elite”, équipée comme une police anti-émeutes. La nouvelle saison reprendra dans un climat de grande tension et d’incertitude. Le retour des matchs va importer le contestation dans les tribunes, et s’ajouter aux conflits déjà existants entre les supporters et les sociétés anonymes qui détiennent les clubs. Ces dirigeants sont souvent considérés comme des “ennemis du peuple”. Certains augmenteront le prix des places, d’autres fermeront temporairement le secteur des barras bravas dans leur stade pour mettre à distance les supporters les plus radicaux.
“Soyons clair, on ne jouera plus au football tant que les assassins du peuple et ceux qui les protègent n’auront pas payé.” Les antifascistes de la Garra Blanca
La première journée de championnat est endeuillée par la mort d’un supporter de Colo-Colo, Jorge Mora dit “Neco”, tué par la police anti-émeute à l’issue du match contre Palestino au Monumental. Cet assassinat ravive la combativité des barras du pays, déjà en guerre contre le plan “Estadio Seguro”, programme du ministère de l’Intérieur pour lutter contre la violence dans les stades. Peu après Neco, c’est le jeune Ariel, autre supporter de Colo-Colo, qui était abattu d’une balle dans la tête par les carabiniers. Cette répression, inégalée depuis la dictature militaire de Pinochet, a eu pour effet de renforcer la résistance du peuple qui réclame la “dissolution totale de la police”, considérée comme un autre vestige des années fascistes.
En plus de “la libération inconditionnelle de tous les prisonniers et toutes les prisonnières politiques de la Révolte Populaire”, la Garra Blanca exige des sanctions contre les assassins en uniforme, et menace la tenue des matchs. Dès la deuxième journée, le match Coquimbo Unido – Audax Italiano est interrompu par des supporters locaux des Al Hueso Pirata, causant quelques dégâts matériels dont la destruction de caméras de télévision et du moniteur de la VAR. Les supporters ont aussi envahi le terrain derrière une banderole “ANFP Asesino del futbol – Calles con sangre, canchas sin fútbol” (“Sang dans les rues, pas de football sur les terrains”). Le reste du stade reprenait en chœur “Piñera conchetumare, assassin comme Pinochet”. Ce chant va s’imposer comme un rituel des matchs. Il sera encore entonné pour perturber la minute de silence en faveur de Piñera, mort d’un accident d’hélicoptère en février 2024.
Que reste-t-il d’Octobre 2019?
Le refus de Blanco y Negro, la SA à la tête de Colo-Colo, de faire observer une minute de silence en hommage à Neco et Ariel, au début du “Clásico” face à la “U”. Dans les tribunes, la banderole “Los pacos los mataron” (“Les flics les ont tué”) annonce la couleur: le vrai “Clásico” ne se joue pas sur le terrain entre les deux équipes, mais bien entre le peuple et les tenants de l’ultra-libéralisme, dont les dirigeants des clubs font partie. Le combat des supporters de Colo-Colo est global: “Nous ne voulons pas du Plan Estadio Seguro, nous ne voulons plus payer l’entrée au stade à des prix injustifiés, nous ne voulons plus de Blanco y Negro, nous ne voulons plus d’assassins au gouvernement.” Il sera logique de voir les barras bravas s’opposer en 2023 à la loi “Naín-Retamal” visant à renforcer l’impunité des carabiniers.
Des années après leur participation à l’estallido social, les antifascistes de la Garra Blanca, se rappellent sur leurs réseaux sociaux “ce vendredi d’octobre que personne n’oubliera jamais”. Ils livrent aussi leur amertume sur l’issue de cette rébellion. “Notre manque d’organisation populaire et les négociations réformistes ont dilapidé la possibilité d’une des évolutions démocratiques les plus sérieuses que notre histoire contemporaine ait jamais connues.” Le lourd tribut payé par les manifestants restera aussi dans toutes les mémoires. “Nous avons compris que parfois, le coût matériel et humain est important, mais qu’il faut le payer, parce que les riches ne nous ont jamais rien donné, et que pour mettre fin à l’injustice, il faut se révolter”.
Leave a Reply