Comment Amedspor est devenu un symbole de la résistance du peuple kurde

Champion 2024 de 3e division turque, le club d’Amedspor symbolise depuis quelques saisons la lutte du peuple kurde pour son émancipation et sa résistance face à la répression du régime d’Erdoğan. Présentation d’un club de football qui ne cède rien aux attaques de l’extrême-droite.

Après avoir échoué au stade des play-offs lors de la saison 2022/23, Amedspor évoluera en 2e division pour la saison 2024/25. Cette montée historique a été célébrée par des milliers de supporters dans les rues de Diyarbakir. Même aux mains du régime d’Erdoğan, la ville est considérée comme la capitale des Kurdes de Turquie. Côté football, le Amed Sportif Faaliyetler Kulübü, appelé Amed SK ou Amedspor, fait leur fierté. Son titre de champion a forcément une portée politique. Cette victoire au championnat a été célébrée par Selahattin Demirtas, leader politique du parti de gauche kurde HDP – emprisonné depuis 2016 et condamné à 42 ans de prison. Le prix à payer pour défendre l’identité et la cause du peuple kurde en Turquie. Une répression féroce à laquelle Amedspor et ses supporters – réunis au sein des groupes Barikat (“Barricade”) et Direniş (“Résistance”) – sont exposés depuis une dizaine d’années.

Né en 1972 sous le nom de Melikahmet Turanspor par des jeunes de Sur, centre historique de Diyarbakir, il changera plusieurs fois de nom et de couleurs. C’est en 2014 que le club a pris la décision de se rebaptiser “Amedspor” en 2014 – référence à Amed, le nom kurde de Diyabakir – et adopter les couleurs vert-rouge-blanc. Un véritable affront pour les franges nationalistes turques. Il a fallu attendre l’été 2015 pour que la Fédération ne valide le changement, non sans avoir infligé au préalable une amende au club, accusé de ne pas avoir respecté les procédures officielles. Le fragile processus de paix entamé en 2013 entre le PKK et la Turquie commençait à battre de l’aile. Il sera rompu après le terrible attentat-suicide du 20 juillet 2015 à Suruç, revendiqué par Daesh. Une trentaine de jeunes militants de gauche réunis pour aller reconstruire Kobanê, de l’autre côté de la frontière syrienne, y sont morts.

Un état d’esprit combattif à l’image du peuple

Erdoğan se servira de cet attentat pour lancer une vaste opération anti-terroriste visant indistinctement les milieux islamistes radicaux et l’extrême-gauche kurde et turque. Cette période coïncide avec le parcours remarquable remarquable d’Amedspor en Coupe de Turquie lors de la saison 2015/16. Après avoir éliminé Elazigspor (alors en 2e division) et tenu tête en phase de poule au Başakşehir Istanbul – club de Süper Lig et vitrine de l’AKP, le parti d’Erdoğan – Amedspor est allé s’imposer sur le terrain de Bursaspor en 1/8 de finale. Il va payer cet exploit face au champion surprise de 2010. Alors que qu’Amedspor doit affronter Fenerbahçe en 1/4 de finale, un huis clos est ordonné pour le match aller à Diyarbakir. Le club est la cible d’une campagne de harcèlement: des dizaines de supporters sont arrêtés et les locaux du club perquisitionnés par la police anti-terroriste qui a saisi les ordinateurs.

Banderoles du groupe Barikat en 2015, interdites aujourd’hui en raison du climat répressif qui entoure le club. (©Barikat)

Deniz Naki, joueur-clé de l’équipe, se voit lui suspendu 12 matches par la Fédération pour “propagande séparatiste et de manquement à la déontologie sportive”, et écope d’une amende de 19.500 livres turques (environ 6200€). Il avait publié sur ses réseaux sociaux un message de solidarité, ponctué d’un “Her biji Azadi”, “Vive la liberté”: “Nous dédions cette victoire à nos blessés et à nos morts qui ont perdu la vie dans cette persécution qui dure depuis plus de 50 jours sur nos terres”. La Justice s’emparera aussi du dossier, inculpant Naki au motif de “propagande terroriste”. Alors qu’il risquait 5 ans d’emprisonnement, l’ex-joueur de St. Pauli sera finalement acquitté fin 2016. Le pouvoir craint ces succès d’Amedspor, aux airs de métaphore de la résistance kurde. D’autant plus à un moment où Erdoğan mène une “sale guerre” dans le Bakur.

Au début du mois de décembre 2015, plus de 10 000 militaires, policiers ou gendarmes des forces spéciales ont en effet été mobilisés pour reprendre le contrôle de Sur, centre historique de Diyarbakir, et des municipalités kurdes qui ont déclaré leur autonomie comme Silopi, Nusaybin ou encore Cizre, et où un couvre-feu a été décrété. Après plusieurs mois de siège, le bilan est glaçant: des centaines de civils assassinés, des centaines de milliers de déplacés et des quartiers entiers ravagés par les attaques de blindés et les tirs de mortier. Touché par cette répression, Amedspor affiche un état d’esprit combattif à l’image de celui qui anime les habitants des villes assiégées. “Nous nous entraînons tous les jours au son des bombardements des chars et de l’artillerie. Ces raids ne vont pas nous intimider ou nous démoraliser”, avait déclaré Ali Karakaş, alors président du club.

Le “Barça kurde”

A partir de 2015 et la libération de Kobanê des mains de Daesh par les YPG/YPJ (Unités de Protection du Peuple / Unités de Protection Féminines) a été l’objet d’un important soutien matériel et humain des Kurdes de Turquie. La mise en pratique au Rojava du “confédéralisme démocratique” – doctrine portée par Öcalan comme un dépassement du marxisme-léninisme originel du PKK – a aussi poussé une partie de la gauche libertaire occidentale à se mobiliser pour la cause du peuple kurde. Pris en étau entre les milices de Daesh et le régime crypto-fasciste d’Erdoğan, ce foyer de lutte autogestionnaire à quelques kilomètres représente un espoir. Toujours dans la même logique d’écrasement, l’armée turque attaquera le Rojava en octobre 2019 et trouvera le soutien quasi unanime des footballeurs du pays.

“La résistance est partout” ont l’habitude de scander les supporters antifascistes et féministes dans les travées du petit stade Seyrantepe en écho aux serhildan, ces soulèvements populaires urbains. Amedspor n’hésite pas à s’affirmer comme la vitrine sportive de la cause kurde, malgré la vulnérabilité que cela implique, face à la violence et au racisme des franges nationalistes, à l’image du match de 3e division en mars 2023 sur le terrain de Bursaspor. A Bursa, le club kurde est tombé dans un véritable guet-apens tendus par les franges nationalistes turques. Les joueurs ont subi des agressions de la part de la police et de la sécurité, ainsi que des jets nourris de projectiles. Dans les tribunes, les fans locaux ont exhibé des portraits de Tarık Ümit et de Yeşil, anciens tortionnaires des services secrets turcs, et d’une Renault Toros, voiture des escadrons connus pour avoir assassiné des Kurdes dans les années 1990.

Tribune de la Barikat et de la Mor Barikat (“Barricade violette”), groupe exclusivement féminin, indépendant. Cette structure reflète le mouvement kurde qui met l’accent sur le partage égalitaire du pouvoir entre les hommes et les femmes.(©Barikat)

L’équipe et ses supporters se tournent dorénavant vers 2024/25 avec autant d’excitation que d’anxiété. Le club connaît depuis longtemps des difficultés financières. Car depuis 2016, et l’arrestation des maires pro-kurdes de la région – remplacés par des administrateurs de l’État, appelés les kayyum, à la solde de l’AKP – Amedspor a été dépouillé de ses subventions publiques. Persécuté par les autorités qui cherchent au maximum à l’affaiblir financièrement, le club est dépendant de ses quelques sponsors. Mais, comme le proclament ses membres reprenant la devise du FC Barcelone dont l’impact culturel et sportif reste un modèle pour l’actuel président Aziz Elaldı, Amedspor est “plus qu’un club”. Pour un promu en 2e division, le “Barça kurde” a une popularité indéniable, localement mais aussi auprès de la diaspora. Et celle-ci devrait encore croître avec l’exposition supplémentaire que va lui offrir la montée.

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