Des clubs déracinés. Des clubs disparus. Des clubs refondés. Conséquence directe ou indirecte de l’instabilité liée à la guerre commencée dans le Donbass en 2014. Entre un avenir incertain et engagement dans l’effort de guerre, le football ukrainien maintient à flot ses compétitions et le moral des supporters.
“Ces pensées, cette immense responsabilité qu’on porte tous devant notre pays, notre peuple, nos soldats, les militaires ukrainiens qui se battent pour notre liberté.” Voilà ce qui animait Igor Jovičević, coach du Shakhtar Donetsk, à quelques heures d’affronter le Stade Rennais en Europa League. Les clubs ukrainiens ont pris une autre dimension avec la guerre. Du côté du Dnipro-1 qui affronte l’AEK Larnaca en Slovaquie, c’est la même chose. La coupe d’Europe leur donne l’occasion de maintenir les projecteurs sur la situation en Ukraine et réaffirme un rôle qui dépasse largement le rectangle vert.
Depuis 2014 et le début des hostilités, la physionomie des championnats a été considérablement chamboulée. Une réalité qui a encore pris une autre ampleur avec l’invasion des blindés russes le 24 février 2022. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le championnat 2013/14 de 1ère division. Il n’en reste que cinq survivants: le Shakhtar Donetsk et le Dynamo Kiev, les deux monstres qui se partagent l’essentiel des titres, le Zorya Louhansk, le Chernomonets Odessa et le Vorskla Poltava. Déjà gangréné par l’affairisme et la corruption, le football ukrainien est entré dans un tunnel d’incertitudes dont il ne connait pas le bout.
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Entre relégations sportives, faillites économiques et infrastructures détruites, les raisons de cette instabilité sont multiples. Au cours des années 2010, les effets de la crise économique ont impacté les clubs. Quelques mois avant que la guerre dans le Donbass ne viennent s’ajouter à cette situation, l’Arsenal Kiev et le FC Kryvbas avaient déjà déposé le bilan. A partir de 2014, plusieurs clubs sont tombés, certains sans être réanimés à l’image du FC Hoverla. D’autres ont pu renaître de leurs cendres comme le Karpaty Lviv, le MFC Metalurh Zaporizhia mais naviguent encore dans les divisions inférieures. Le FC Kryvbas, qui bénéficie des faveurs du président Zelensky, a pu retrouver l’élite.
Après la “révolution” de la place Maïdan en 2014, les avoirs de plusieurs hommes d’affaires ont été gelés pour soupçons de détournement de fonds publics dont ceux de Serhiy Kurchenko, magnat du gaz et président pro-russe du Metalist Kharkhiv, en fuite. Massivement endetté, le club – régulièrement européen et 1/4 de finaliste d’Europa League en 2012 – disparaît en 2016. Plusieurs entreprises et particuliers vont alors s’unir pour bâtir le Metalist 1925 Kharkiv, tandis que le businessman Oleksandr Yaroslavkyi (ancien propriétaire du Metalist entre 2005 et 2012) s’inscrit dans le projet de refonder le club d’origine dont il a récupéré le logo, le palmarès et l’histoire.
En quelques années, les deux clubs concurrents de la deuxième plus grande ville du pays ont atteint l’élite et se sont affrontés pour la première fois le 8 novembre dernier (0-0). Impossible pour eux d’évoluer à Kharkiv – située à 40km de la Russie – où la situation reste beaucoup trop tendue. La ville, libérée de l’occupation russe en septembre dernier, est encore souvent visée par des missiles tirés depuis la ville russe de Belgorod. Le FC Metalist joue donc ses matchs à plus de 1250km de là, à Uzhorod à la frontière slovaque, tandis que le Metalist 1925 fait partie des clubs qui se partagent l’occupation du Stade National Olympique à Kiev. Ce déracinement des clubs symbolisent la géographie mouvante du football ukrainien depuis l’annexion de la Crimée et les premiers échanges de tir dans le Donbass au printemps 2014.
Le Donbass orphelin de ses clubs
Selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, la guerre a déjà déplacé 14 millions de déplacés, dont la moitié aurait quitté le pays. Dans ce contexte, certains clubs ont été contraint à l’exil et à une certaine forme de nomadisme. Suite à la proclamation des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk en avril 2014, le Shakhtar Donetsk, le Metalurh Donetsk (disparu en 2015), l’Olimpik Donetsk et le Zorya Louhansk avaient déjà été contraints d’abandonner leurs installations et de quitter le Donbass, région minière la plus à l’est du pays. Baladé entre Kiev, Sumy et Chernihiv, l’Olimpik Donetsk avait fini par se mettre en stand-by. Le Shakhtar n’a quant à lui plus foulé la pelouse de son stade, l’ultra-moderne Donbass Arena, depuis le 2 mai 2014.
Passé dans un premier temps par Kiev et Lviv, le Shakhtar est ensuite revenu dans l’est à Kharkiv en 2017. Les fragiles accords de Minsk offraient alors un semblant de “stabilité” hors du Donbass. Le club historique des mineurs – à qui Joe Strummer a dédié une chanson – est revenu à Lviv cette saison. Une localisation beaucoup plus pratique pour le club qui joue ses matchs européens en Pologne. L’exil et les déménagements répétés sont un peu moins pesants pour le club le plus riche du pays, aux mains de l’oligarque Rinat Achmetov, ancien soutien de Ianoukovitch qui finance l’effort de guerre ukrainien à coup de millions. Avec la récente vente record de Mykhailo Mudrik à Chelsea (100 millions d’euros), Achmetov a pu transférer près de 23 millions d’euros à l’armée, renforçant un peu plus l’appui du Shakhtar à ceux qui se battent au front.
Orphelin de ses clubs professionnels, le Donbass, s’est rabattu sur une équipe “nationale” artificielle qui a participé à quelques matchs promotionnels face à son homologue de Louhansk ou encore à la sélection d’Abkhazie. Une apparition anecdotique qui illustre la difficulté qu’ont les autorités pro-russes à relancer le football dans ces oblasts que beaucoup de supporters ont également fuit, souvent pour rejoindre les unités militaires. D’autant plus que les groupes de supporters du Shakhtar et du Zorya sont, depuis 2014 et la révolte d’Euromaïdan, liés au pacte d’unité nationaliste scellé entre les principales tribunes du pays. Que ce soit à Kharkiv, dans le Donbass ou à Odessa, l’idéologie séparatiste n’est jamais réellement parvenue à pénétrer le football ukrainien.
La Crimée et le symbole du Tavria Simferopol
Même son de cloche en Crimée, bien que la situation des clubs y soit légèrement plus complexe. Les deux clubs majeurs de la région, le Tavria Simferopol et le PFC Sevastopol, ont été dissouts à l’issue de la saison 2013/14. Un Tavria “criméen” (FC TSK) a été recréé, avec l’idée première d’être d’intégré à la 2e division russe. Une option rejetée par l’UEFA. “La Crimée sera considérée comme une ‘zone spéciale’ jusqu’à nouvel ordre“, avait tranché Gianni Infantino, secrétaire général de la confédération à l’époque, privilégiant la création en 2015 d’un championnat de Crimée composé de huit équipes. En 2017, l’UEFA allouera une enveloppe d’un million d’euros pour soutenir le développement du football criméen.
Joué sur une double phase aller-retour et n’offrant aucune qualification européenne, ce championnat autarcique est loin de déchaîner les passions. Le FC TSK peine attirer les foules. Il a conservé le Stade Lokomotiv mais a perdu la popularité de son illustre aîné dont l’histoire et les lauriers sont indissociables du football ukrainien. Tout premier champion d’Ukraine indépendante en 1992, le Tavria Simferopol est un symbole convoité. Refusant de l’abandonner comme un butin de guerre à la Russie, la Fédération ukrainienne de football – porte-voix de la revendication territoriale de Kiev affirmée par le design du maillot de la sélection lors de l’Euro 2021 – avait contre-attaqué en ressuscitant le club en 2016, l’installant dans la région de Kherson à quelques 200 kilomètres de Simferopol. Depuis l’annexion russe, la Fédération ukrainienne de football.
Comme le souligne Olga Ruzhelnyk dans ses travaux, de nombreux ultras du Tavria ont quitté la Crimée, hostiles à l’annexion. Dans un de leur communiqué, ils rappellent leur patriotisme, citant ouvertement l’idole des ultra-nationalistes ukrainiens, Stepan Bandera. Le Tavria évoluait en Druha Liha (3e division), quand a éclaté la nouvelle phase du conflit russo-ukrainien. Les combats autour de Kherson ont poussé le club à cesser ses activités en mars 2022. “Une fois de plus, à cause de la guerre, nous devons nous arrêter. Nous voulons croire que ce n’est pas la dernière fois que nous nous adressons à vous et que nous nous retrouverons sur les terrains de football d’Ukraine.”
Le cap vers l’ouest
Après une saison 2021/22 interrompue sans désigner de vainqueur en raison de l’offensive militaire d’ampleur lancée par Poutine, le football ukrainien a retrouvé ses droits pour la saison 2022/23. Résultat d’une décision politique prise par la Fédération et les clubs qui se sont accordés pour faire redémarrer les championnats malgré la guerre, et en dépit de quelques voix dissidentes s’inquiétant de la possibilité pour les Russes de bombarder les matchs. “Il est absolument nécessaire pour le moral ici que le club recommence à jouer. Nous devons continuer à vivre“, confiait au Guardian un supporter de Kryvbas au début de cette saison. Les conditions sont forcément strictes, le huis clos est intégral. Les joueurs interrompent le match et filent aux abris en cas de raid aérien.
Entre temps, les clubs ont été un peu plus affaiblis par la possibilité laissée par l’UEFA aux joueurs étrangers de quitter la Russie et l’Ukraine. Fenêtre de transfert exceptionnelle dont ont bénéficié par exemple Rémi Cabella en rejoignant Montpellier ou encore Tetê prêté par le Shakhtar à l’OL. Petite aubaine pour les championnats européens, mais aussi brésiliens. Plusieurs membres de l’importante colonie brésilienne du Shakhtar Donetsk sont retournés au pays sous la forme de prêts, à l’image de Maycon aux Corinthians. C’est le prix à payer pour reprendre le football dans un pays en guerre, et l’apparence d’une vie normale, au moins pour toute la partie occidentale, globalement épargnée par les combats.
Conséquence directe de cette guerre qui fait des ravages à l’est du Dniepr, les clubs qui en ont les moyens ont été “rapatriés” à l’ouest, à Kiev, à Lviv ou à Uzhorod. Par contre, beaucoup de clubs des divisions inférieures n’ont pas repris le chemin des terrains cette saison. En Persha Liha (2e division), ce sont 50% des clubs qui ont cessé leurs activités après l’invasion russe. Composée de deux groupes de 15 et 16 équipes lors de la saison 2021/22, la Druha Liha (3e division) ne compte plus que 10 équipes en 2022/23. Loi martiale et proximité avec les lignes de front obligent, les clubs professionnels de l’oblast de Sumy ont stoppé leur activité. Une dérogation permet à tous les clubs impactés de conserver leur statut et la possibilité de réintégrer les championnat pour la saison 2023/24.
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Pour le Viktoriya Mikolaivka, le FC Sumy, le FC Trostianets et le FC Alians, il pouvait difficilement en être autrement. “La raison principale de cette décision est l’impossibilité d’assurer un processus d’entraînement et de compétition en toute sécurité dans l’oblast de Sumy, soumis à des tirs d’artillerie quotidiens depuis le territoire du pays agresseur“, communiquait le club de Mikolaivka en avril 2022. La possibilité laissée à ces clubs de jouer l’intégralité de leurs matchs hors de leurs bases n’a pas convaincu le FC Trostianets. Le jeune club né en 2015 ajoutait que le fait que les matchs soient à huis clos pour raisons de sécurité avait également pesé dans son choix de ne pas reprendre. “Le club joue avant tout pour ses supporters.”
Le front du football
A l’est du pays, les infrastructures du Desna Chernihiv et surtout du FC Marioupol (ancien Illichivets) ont été sérieusement endommagées par les bombardements. Les deux clubs, en 1ère division au moment de l’invasion russe, n’ont pas repris en 2022/23. Ville du Donbass qui avait réussi à échapper au contrôle des séparatistes, Marioupol a été pilonnée par l’armée russe qui a détruit environ 80% des logements. Ville martyr, théâtre du siège de l’usine Azovstal, dont les médias occidentaux ont glorifié la résistance menée par le peu recommandable Régiment Azov. Ses deux villes conservent malgré tout des représentants avec le FC Chernihiv et le FSC Marioupol – tous deux fondés dans les années 2000 – qui évoluent en 2e division. Le FSC Marioupol joue ses matchs dans la banlieue de Kiev.
En tête du championnat de Premier Liha, le SC Dnipro-1 fait renaître le FC Dnipro des enfers. Pour autant, exceptée la proximité des noms, les deux clubs n’ont aucune filiation. Le SC Dnipro-1 a vu le jour en 2015, six mois après la finale d’Europa League perdue par le FC Dnipro face au FC Séville. Une sorte d’apogée pour le club et son sulfureux propriétaire, l’oligarque Ihor Kolomoïsky, connu comme un des mécènes du Régiment Azov et soutien affiché du président Zelensky. Dès lors, les départs de joueurs majeurs de la campagne européenne vont se succéder, dont celui de Yevhen Konoplyanka, triple “Joueur ukrainien de l’année”, qui a rejoint Séville gratuitement.
Accusé de détournement de fonds, Kolomoïsky a vu ses avoirs gelés à l’étranger. Les caisses du club se sont vidées à grande vitesse. Sanctionné par l’UEFA pour salaires impayés, le FC Dnipro a été interdit d’Europe pour trois saisons, accentuant les velléités de départ des derniers cadres de l’effectif. En parallèle, le SC Dnipro-1 a suivi une trajectoire inverse. Initialement destiné aux militaires du bataillon de volontaires “Dnipro-1” d’où il tire son nom, le club lié à Roman Zozulya a gravi les divisions jusqu’à atteindre la Premier Liha en 2019/20. Troisième lors de la fameuse saison 2021/22 interrompue, le SC Dnipro-1 se qualifie pour la première fois en Conference League. La ville de Dnipro ayant été bombardée à plusieurs reprises, le club s’est aussi installé à Uzhorod à quelques 165 kilomètres de Kosice, en Slovaquie où il joue ses rencontres européennes.
Bien placé pour briser l’hégémonie du Shakhtar et du Dynamo, le SC Dnipro-1 donne une idée de ce à quoi peut ressembler le renouveau de ce football ukrainien meurtri par la guerre et imprégné de nationalisme. Signe d’un football qui s’est remodelé au gré d’une nouvelle réalité territoriale où les noms des clubs rappellent le nom de villes quittées, parfois dévastées. Entre espoir d’y rejouer un jour et contribution à la résistance quotidienne, le front du football gagne du terrain. Jusqu’à quand et jusqu’à où? Tant que le monde est incapable de mettre fin à la folie guerrière en Ukraine, impossible d’y répondre.
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