Depuis 2014, le conflit au Donbass, à la frontière russo-ukrainienne, a déjà fait 14 000 morts et plus d’un million de déplacés. Les tensions guerrières entre les deux pays n’ont pas épargné un football ukrainien mis au service de la cause nationaliste, quand les ultras ont fourni les troupes.
Le football ukrainien est impacté depuis plus de huit ans par le contexte instable et belliqueux du pays, qui est passé dans une autre dimension avec l’invasion russe. Pour mieux comprendre la situation, il faut remonter à l’Euromaïdan, nom donné à la mobilisation spontanée partie en novembre 2013 de la place Maïdan à Kiev, en opposition au gouvernement “pro-russe”, corrompu et répressif de Viktor Ianoukovitch. Les violences policières sur les premiers étudiants protestant contre son refus de signer l’accord de libre échange avec l’Europe avait alors mis le feu aux poudres.
Mais Euromaïdan a été un mouvement hétérogène où plusieurs tendances ont noué, dans la rue, une alliance de circonstances, sans jamais complètement prendre le contrôle de la révolte. L’objectif de certaines forces plus libérales et “pro-occidentale” était de tourner l’Ukraine résolument vers l’Europe. D’où la grande bienveillance des médias occidentaux à l’égard du mouvement même si, quand on gratte un peu ce vernis, apparaissent différentes franges d’extrême-droite, voire néo-nazies. Loin d’être marginales, ces franges ont surtout trouvé un appui solide au sein des groupes ultras, imprégnés de racisme et de nationalisme.
Des “unités de défense des manifestants”
Trois ans après la révolution de la Place Tahrir au Caire, et six mois après les révoltes de la Place Taksim à Istanbul, les parallèles sont tentants. Si, sur la forme de la protestation et sur la forte présence des ultras, il y a des similitudes, ça s’arrête là. Des ultras de différents clubs ukrainiens ont en effet joué un rôle dans les manifestations anti-gouvernementales qui ont abouti au départ de Ianoukovitch en février 2014. Quelques semaines plus tôt, les ultras du Dynamo (White Boys Club, Rodychi) avaient mis sur pied des “unités de défense des manifestants” et lançaient – sur le réseau social russe Vkontakte – un appel à se rallier à la cause de Maïdan et à la défense de Kiev. Outre les premiers secours et l’acheminement des blessés, les ultras vont avant tout mettre à disposition des manifestants leur savoir-faire face à la répression policière, mais surtout face aux provocations des “titouchkas”, ces nervis à la solde du gouvernement “pro-russe”.
Cet appel va changer beaucoup de choses. Même si ces vingt dernières années, la domination sportive du Dynamo Kiev a été perturbée par l’essor du Shakhtar Donetsk, ses ultras sont probablement les plus respectés. De nombreux supporters vont dès lors leur emboîter le pas. Ceux du Dnipro, puis ceux du Shakhtar, Karpaty Lviv, Vorskla Poltava, Metalist Kharkiv, Metallurg Zaporizhya, Tavriya Simferopol, Chernomorets Odessa et PFC Sevastopol. Dans un dossier réalisé en 2015, le site Footballski rappelle le pacte, scellé au début de l’année 2014 entre les groupes ultras de 38 clubs du pays. Ce pacte proscrit notamment les bagarres entre les groupes, les vols de bâches ou de matériel, les messages ou les chants injurieux envers un autre club ukrainien. Avant cela, il existait l’historique Braty po Zbroyi (“Frères d’arme”). Une “sainte-alliance” créée par les supporters radicaux et russophobes du Karparty Lviv, du Dnipro et du Dynamo Kiev dans les années 80 pour contrer les hooligans moscovites, en particulier du Spartak.
Le “Pacte”, sur la base d’une fraternité nationaliste, étend cette alliance à la quasi totalité des groupes ukrainiens. De l’ouest à l’est du pays, ces groupes ont donc à cette occasion mis leurs rivalités de côté pour se ranger derrière l’unité nationale de l’Ukraine. Plus encore, les stades vont servir de caisse de résonance aux discours nationalistes identitaires et, dans une moindre mesure, de base de recrutement pour les combattants. Alors qu’ils avaient – comme dans de nombreux pays – très mauvaise presse, l’image des ultras ukrainiens a complètement changé aux yeux de la population avec leur rôle “protecteur” lors des événements de la place Maïdan.
Indépendants mais d’extrême-droite quand même
Les politiciens commencent aussi à leur faire les yeux doux. Le chef de Svoboda, parti d’extrême-droite très influent durant les événements de Maïdan, n’a pas manqué de saluer “les supporters héroïques du Dnipro Cherkasy, du Karpaty Lviv et du Vorskla Poltava“. L’opportuniste Petro Porochenko (président de 2014 à 2019) félicitera ceux du Shakhtar, du Metalist, du Dnipro, pour leur engagement “aux côtés du peuple ukrainien“. Mais dans leur communiqué, les ultras du Dynamo martèlent leur indépendance vis à vis des différentes figures de l’opposition, et précisent le sens de leur action. “Ce n’est pas contre la Russie et les Russes! C’est pour les habitants de Kiev, pour notre ville, pour notre pays, pour notre honneur!“
Ce refus d’être associés à des partis politiques précis ne les a en revanche jamais empêchés de reprendre à leur compte – et ce, bien avant l’Euromaïdan – toute une symbolique ultra-nationaliste, et même néo-nazie. On parle d’une ligne politique hégémonique. Seuls les Hoods Hoods Klan de l’Arsenal Kiev (qui a déposé le bilan après 13 matchs en 2013/14) font office d’anomalie. Les références au leader nationaliste Stepan Bandera, figure de la collaboration ukrainienne avec l’Allemagne hitlérienne – qui a fini par se retourner contre lui – durant la 2nde Guerre mondiale, sont légion. Son effigie apparaît régulièrement dans les tribunes, lors des matchs de l’équipe nationale mais aussi de plusieurs clubs. Réhabilité par l’Ukraine en 2010 et élevé au rang de “Héros”, Bandera est glorifié pour sa résistance à la domination soviétique. Il occupe une place de choix dans la construction d’une identité nationale ukrainienne, dont l’anticommunisme et la haine de l’antifascisme sont des fondements.
Au pays de Makhno, les disciples de Stepan Bandera sont bien les rois. Un groupe incarne peut-être un peu plus que les autres cette triste réalité: les Ultras Banderstadt du Karpaty Lviv. La ville située à l’ouest du pays est le berceau du parti Svoboda. Ses résultats électoraux plus que médiocres ne reflètent pas la certaine influence qu’il a eu sur les événements de Maïdan. On prête aux ultras du Karpaty une proximité avec Svoboda. En tous cas, leur nationalisme saute aux yeux, jusque dans leur appellation. “Banderstadt”, qu’on peut traduire par “la ville de Bandera”, est le surnom – probablement à connotation négative à la base – de Lviv. En 2012, pour leurs 5 ans, il y déployaient un message à la gloire de l’Armée Insurrectionnelle Ukrainienne (branche armée de l’Organisation des Ukrainiens Nationalistes de Bandera).
Les ultras dans la guerre du Donbass
L’engagement des ultras d’extrême-droite dans le conflit ouvert à Maïdan va se confirmer dans le Donbass, à travers notamment un groupe paramilitaire néo-nazi de plusieurs centaines d’hommes: le Régiment Azov, né à Kharkiv – dans l’Est de l’Ukraine – d’abord comme une milice citoyenne d’auto-défense de la ville face aux manifestations “Antimaïdan” et aux séparatistes pro-russes. A l’origine de cette milice, on retrouve des ultras du groupe Sect 82 du Metalist Kharkiv, pourtant alliés historiques des supporters du Spartak Moscou. Devant l’état d’urgence, les ultras de Kharkiv n’ont pas hésité à se rallier au pacte nationaliste des ultras ukrainiens.
En avril 2014, les tensions séparatistes vont monter d’un cran avec la proclamation des Républiques Populaires de Louhansk et de Donetsk, un mois après le référendum contesté rattachant la Crimée à la Russie. Le gouvernement ukrainien autorise alors, par décret, la création de groupes de défense paramilitaires qui vont être en première ligne au Donbass, cette région frontalière qui va cristalliser le conflit russo-ukrainien. Plus largement, le Donbass va devenir un laboratoire pour les milices d’extrême-droite des deux bords. C’est le moment où le Régiment Azov va apparaître en tant que tel, d’abord comme “Bataillon”. Il reçoit alors le soutien de l’attaquant international – aujourd’hui à Fuenlabrada (D2 espagnole) – Roman Zozulya. Il bénéficie aussi de l’appui financier du millionnaire Ihor Kolomoïsky. L’oligarque a été président du Dnipro FC jusqu’à la disparition du club en 2019. Au final, l’apport de combattants venus des différents groupes ultras du pays reste un phénomène limité.
Quelques mois après sa création, le Régiment Azov sera intégré à la Garde Nationale, donc directement mis sous le contrôle de gouvernement ukrainien. Une décision qui incarne cette porosité entre patriotes de base, ultra-nationalistes, néo-nazis et suprémacistes blancs au sein des forces armées ukrainiennes. Aujourd’hui, le Régiment Azov compterait quelques milliers de combattants. Dans un but de “normalisation”, il s’est aussi doté depuis 2016 d’une vitrine politique avec le parti Natsionalny Corpus (“Corps National”) qui a notamment vu monter le néo-acteur Serhii Filimonov, ancienne figure des Rodychi du Dynamo. Le parti ultra-nationaliste, qui emprunte autant aux codes des SA qu’à l’esthétique de la sous-culture casual, a remis sur pied des milices paramilitaires qui s’étaient distinguées en 2019 par des “patrouilles” dans les rues. Sans exagérer leur force de frappe, on aurait tord de sous-estimer leur influence. L’extension récente de la guerre, avec l’invasion des troupes russes, bien au delà du Donbass, va forcément changer la donne.
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