Jouer à tout prix ? Deux visions du football, deux visions du monde s’affrontent

« Bergame et ses habitants passent avant notre équipe […] avant n’importe quel intérêt économique » écrit Claudio, dit “Bocia”, mythique ultra de l’Atalanta, dans une lettre recommandant au Président du club de déclarer forfait pour toutes les compétitions.

Même période, même crise sanitaire, mêmes hôpitaux en détresse, mais des lettres diamétralement différentes ; celle de l’UEFA qui menace de sanctions les fédérations qui mettraient d’ores et déjà un terme à leur compétition nationale ; celles des multinationales possédant les droits TV qui obligent les clubs à trouver toutes sortes de solutions saugrenues pour aller, coûte que coûte, au terme des championnats.

La Déesse de l’Atalanta de Bergame dans un cauchemar

Pendant que certains déplorent un manque à gagner financier, d’autres comptent et pleurent les morts. La parole des passionnés du ballon rond, contre celle de ses bourreaux. Pas de doute, pour le moment, ces derniers mènent au score.

Lettre ouverte de Claudio Galimberti, dit “Bocia”, capo historique de la Curva Nord de Bergame. La traduction est disponible sur La Grinta.

Mais, si le football d’en bas égalisait, en contre-attaque, avant d’inscrire le but de la victoire une fois le virus endigué ? Car, après la crise sanitaire mondiale, il ne sera plus possible de revenir à la normale. Non, « Cela signifierait être égoïste et ne pas respecter ceux qui n’ont pas pu pleurer et ceux qui ont donné leur vie pour Bergame » déplore Bocianon sans émotion.

Le 19 février dernier, l’Atalanta battait Valence 4-1 en huitièmes de finale de sa première participation à la Ligue des Champions. Des travaux dans son stade Atleti Azzurri d’Italia, justement pour respecter les toujours plus strictes normes de l’UEFA, obligeait l’Atalanta à disputer cette rencontre inédite au San Siro.

45.000 supporters font le voyage à Milan pour suivre leur Dea (la Déesse), soit plus du tiers de la population bergamasque. Deux semaines plus tard, le nombre de contaminés explose et Bergame devient la deuxième ville au monde la plus touchée par le coronavirus.

Les militaires viennent emmener les cadavres, et avec eux « nos souvenirs les plus chers partent, tout comme une grande partie de l’Histoire de notre ville, où tout le monde pleure ses morts sans un dernier au revoir, sans préavis » constate Claudio Bocia.

La productivité avant la santé des travailleurs : deux visions du monde

D’après les derniers chiffres de l’Eco di Bergamo, 4.500 personnes de la province seraient décédées des suites du Covid-19, le double du décompte officiel. Alors que certaines villes lombardes se mettaient en quarantaine, à Bergame, il n’en était pas question. L’activité économique devait se poursuivre. Pour cause, Bergame est l’une des provinces les plus prospères d’Italie et il n’était pas du goût des gouvernements, ni des grands patrons, de fermer boutique : « Les propriétaires de grandes entreprises de la région ont davantage pensé à la productivité plutôt que de préserver de la contagion leurs concitoyens, leurs propres travailleurs », enrage Bocia, dans sa lettre destinée au Président du club de son cœur.

Et la légende de la Curva Nord de dénoncer : « Puis, à la télévision, vous voyez qu’ils parlent et discutent. Ils se disputent sur quand reprendre le championnat. Et, inévitablement, nous parlons d’argent, des droits télévisions, des salaires, des revenus,… de cet argent maudit qui détruit le sens et la valeur d’une vie ! ». Plus tard, dans les journaux, on lit que se chamaillent joueurs et dirigeants du Barça, par exemple, sur une réduction d’un salaire habituellement 100 à 1.000 fois plus élevé que celui d’une infirmière.

Et, pendant que « les ville[s] qui souffre[nt], à genoux, et se batte[nt] chaque jour contre la mort atroce et douloureuse », les grands groupes TV veulent forcer, d’une manière ou d’une autre, la poursuite des championnats. Et cette manière ou l’autre pourrait aboutir sur le rêve absolu des patrons de l’industrie du football. A savoir, comme l’imagine la Premier League avec l’approbation du gouvernement conservateur britannique, l’idée d’un championnat fermé. Le rêve absolu. Des matchs à huis-clos, à un rythme effréné, dans des camps de base isolés. Sans supporters, sinon des dizaines de millions de téléspectateurs confinés. Le rêve absolu… pour Sky Sports et BT Sport.

A l’heure « où vous voyez votre peuple s’en aller seul, avec des chars de l’armée, pour être incinéré dans d’autres villes » comme l’écrit Bocia, pourquoi l’intérêt économique de ceux qui ont surchargé les calendriers footballistiques devrait passer avant la santé des gens? Des calendriers tellement surchargés que les joueurs de Manchester United, par exemple, auraient encore 18 matchs à disputer en moins de deux mois. Un match tous les trois jours.

Terminer les championnats à tout prix, malgré les morts atroces et douloureuses : deux visions du football

Puis, vous entendez que les clubs de Bundesliga décident la reprise des entraînements. En petits groupes, les joueurs se remettent en condition, afin de pouvoir reprendre le championnat dès le premier week-end de mai. Du rythme, il leur en faudra pour tenir le nombre de matchs prévus en semaine, tous à huis-clos. Pour rattraper le retard provoqué par la suspension des compétitions. Ou plutôt pour bénéficier des juteuses parts du gâteau des droits TV.

Un esprit critique, réellement passionné par ce sport populaire qui n’est rien sans ses supporters, aura vite remarqué l’absurdité et la folie de vouloir à tout prix terminer les compétitions sportives. Comme si de rien n’était.

Claudio Bocia conclut : « Bergame et ses habitants passent avant notre équipe, […] avant n’importe quel intérêt économique ». C’est tout naturellement que le passionné réclame un arrêt des compétitions, quitte à déclarer forfait si les dirigeants du football italien et européen ne sont pas de cet avis. « Il y aura toujours le temps d’aller voir l’Atalanta plus tard et un jour, pas si loin, nous gagnerons le championnat. Mais, maintenant, exulter pour un but de Gomez n’a plus de sens ».

Mais, en effet, « ne pensons pas que retourner voir l’Atalanta équivaudra à revenir à la normale ». Et si, ne pas revenir à la normale consistait à donner plus d’importance aux supporters, à la majorité des joueurs et ceux qui forment l’énorme base pyramidale du ballon rond, plutôt qu’à ceux qui font du football et de la vie une simple marchandise ?

Ceux-là, comme « certains maires ou parlementaires (clairement pas tous), n’ont pas fait grand-chose pour fermer les entreprises de leur ville respective », ou comme ceux qui, depuis leurs conférences de presse à Rome « racontent des conneries et des mensonges, [et font preuve] d’hypocrisie ». Pendant que plusieurs groupes de supporters « travaillaient pour aider, avec les moyens disponibles, […] et s’habillaient en peintres, pour aider aux travaux de construction de la salle d’hôpital aménagée à la foire ».

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Dossier “Football sous Covid”

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