Dans le monde du travail comme dans celui du football, où elle ne se résume pas aux revenus indécents de la minorité de stars, la question salariale est l’objet d’une tension entre les patrons et les travailleurs. Durant l’arrêt des championnats en raison du Covid, en Italie et en Angleterre une partie des joueurs avait refusé d’accéder à la demande des dirigeants de baisser leur salaire.
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes » écrivirent Marx et Engels. Pourquoi l’histoire du football y aurait-elle échappé ? Fidèle à ses origines sociales, le football est resté de nombreuses années un sport amateur qui ne se pratiquait qu’entre gentlemen. Ce qui avait pour effet de maintenir la classe ouvrière sur la touche. Mais à la faveur du développement de clubs de plus en plus performants dans le nord industriel de l’Angleterre, l’amateurisme originel de la Fédération va être mis à l’épreuve. Beaucoup de ces clubs, composés en majorité d’ouvriers, pratiquent un professionnalisme déguisé et illégal. En 1885, les instances cèdent. L’autorisation partielle du professionnalisme marque le premier virage majeur de l’histoire du football, sous l’impulsion du patronat qui en tirera les bénéfices.
Des premiers professionnels à l’adoption définitive du salary cap en 1901
En salariant les joueurs, la première pierre de l’industrie du football est posée. Le footballeur devient un exploité à part entière. Et, à ce titre, il va vite se heurter au patronat qui dirige les clubs. Parmi ces premiers professionnels, les mieux payés gagnent plus que les ouvriers d’usine. Certains montants choquent d’ailleurs la presse. Mais il faut garder à l’esprit qu’un grand nombre de joueurs ne vit pas encore du football qui n’apporte qu’un complément à leur salaire d’ouvrier.
L’écossais Nick Ross fait partie de ces joueurs les mieux payés, avec un salaire de £2,5 par semaine. Durant les années 1890, les salaires vont globalement augmenter. Selon John Simkin sur Spartacus-Educational.com, certains clubs comme Newcastle, Sunderland ou Aston Villa, payent leurs joueurs autour de £5 par semaine. Les meilleurs joueurs gagnent jusqu’à £10 par semaine. C’est de cette époque que date la première offensive patronale sur les salaires des footballeurs. En 1893, Derby County demande à la Football League de plafonner les salaires à £4 par semaine. C’est aussi l’année où est instauré le système du “Retain and Transfer” qui donne les plein pouvoirs aux dirigeants sur la carrière des joueurs, qui n’ont guère leur mot à dire, et assoit un peu plus leur position décisionnelle sur le montant des salaires. Ce système tiendra jusque dans les années 60.
Influencés par la combativité de la classe ouvrière, certains footballeurs vont tenter de s’organiser syndicalement pour ne pas se laisser piétiner. Sans grands résultats. Certains de ces joueurs trouveront une échappatoire en rejoignant les clubs de la lucrative Southern League concurrente, comme Southampton ou Reading, qui offrent des salaires plus élevés, et surtout d’importantes primes. En 1901, le salary cap est définitivement adopté en Football League et les primes de fin de saison supprimées. La victoire patronale est totale.
Les footballeurs au régime ouvrier?
Mais les conflits entre les dirigeants et les joueurs ne vont pas cesser pour autant, toujours autour des conditions de travail. Face aux cas de décès sur le terrain ou de blessure grave, le patronat fait preuve d’un autoritarisme cynique. Fin 1907, une deuxième expérience syndicale émergera autour de Billy Meredith et Charlie Roberts de Manchester United. Le patronat y répondra par une « chasse » aux syndicalistes sur fond d’affaire « George Parsonage », du nom de ce joueur suspendu à vie par la Fédération pour avoir voulu négocié une prime à la signature trop élevée.
Au sortir de la 1ère Guerre Mondiale, le patronat des clubs ne relâche pas sa pression sur les salaires. Selon John Simkin, le salaire maximum (ce qui signifie que de nombreux joueurs sont en dessous) est plafonné à £10 par semaine. Mais en l’absence de résistance sérieuse, il est successivement baissé à £9 dès 1920, puis à £8 en 1921. Lors des quinze semaines de l’année sans compétition, les joueurs ne gagnent même que £6. Même si ce salaire maximum équivaut au double du salaire ouvrier, les mots de Billy Meredith exhortant les footballeurs à « penser et agir pour eux-mêmes et leur classe » semblent loin. Jusqu’en 1947, le salaire n’augmentera plus. La différence avec le salaire ouvrier se réduit. En 1958, le salaire des footballeurs, plafonné à 20 livres, n’est plus que 5 livres au dessus du salaire ouvrier moyen. Mais en 1961, comme un verrou qui saute, le salary cap est officiellement aboli, même si certains clubs en maintiennent un informel, et Johnny Haynes devient le premier joueur à toucher 100 livres par semaine.
Du contrat à vie au CDD
Le professionnalisme va mettre près de quarante ans à se développer hors de Grande-Bretagne. L’Autriche sera le premier pays à l’instaurer en 1924. La France ne l’adoptera qu’en 1932, sous l’impulsion d’industriels comme Peugeot. Jusqu’ici, au sein des instances, la doctrine officielle était l’amateurisme, régulièrement contournée dans les années 20 par des rémunérations sous le manteau. C’est ce qu’on nommait “l’amateurisme marron”, dont le gardien de but du Red Star, Pierre Chayriguès, est maintes fois cité en exemple.
Même si les régimes fascistes sont en général idéologiquement opposé au sport professionnel, vu comme une dépravation, c’est dans l’Italie mussolinienne, où une forme de professionnalisme existe depuis 1926, qu’on trouve les salaires les plus élevés des années 30. Selon l’historien Paul Dietschy, Raimundo Orsi de la Juventus est alors le joueur le mieux rémunéré du continent.
Pour donner un ordre d’idée, les joueurs titulaires en Italie gagnent entre 3000 et 5000 lires. Ce qui, à de très rares exceptions près, est deux à trois fois plus que pour un footballeur français. En théorie, en France, le salaire mensuel des footballeurs ne devait pas dépasser 2000 Frs, soit le double de celui des ouvrier. Mais dans les faits, ils gagnent généralement autour de 1500 Frs, lit-on dans l’Histoire du football, de Paul Dietschy.
Le modèle de ces clubs professionnels est encore principalement celui du paternalisme industriel. En France, le contrat dit “à vie” (qui place le sort du joueur entre les mains des dirigeants jusqu’à la fin de sa carrière), illustre cette gestion très autoritaire des clubs, et ce rapport de force défavorable aux joueurs. Durant les années 60, plusieurs joueurs français, dont la star Raymond Kopa, s’élèvent contre ce contrat qu’ils jugent « esclavagiste » et revendiquent le droit à rejoindre le club de leur choix. Bénéficiant de l’élan de Mai 68, le contrat “à vie” est définitivement supprimée en 1972 au profit d’un contrat à durée déterminée. D’abord franchement hostile, le patronat saura vite tirer avantage, ainsi qu’une minorité de joueurs-stars, des possibilités que leur offrent ces contrats beaucoup plus adaptés à la mutation économique de l’industrie du football qui se profile alors.
Le football marchand est nécessairement inégalitaire
La création de la Premier League en 92 et l’arrêt Bosman en 95, vont faire basculer le football dans l’ère de la marchandisation. A la faveur de la libre-circulation dans l’espace européen, le nombre autorisé de joueurs étrangers par équipe saute. A partir de là, les clubs les plus riches vont pouvoir cumuler les meilleurs joueurs du continent qu’ils attirent grâce à des salaires de plus en plus élevés. Avec le développement des droits TV dans les années 80/90 et leur explosion dans les années 2000, une partie du magot va servir à gonfler la masse salariale des clubs. L’arrivée de puissants investisseurs à la tête de certains clubs phare, va amplifier le phénomène. Le fossé des inégalités ne va cesser de se creuser dans le football, à l’image du reste de la société.
Entre Roberto Baggio en 1995 et ses 240 000 euros par mois et les 3 millions mensuel de Neymar vingt-cinq ans plus tard (sans compter les contrats publicitaires), les plus gros salaires ont connu une augmentation de près de 1000 %. Ces chiffres expriment à eux seuls le niveau de déconnexion avec le reste du monde du travail. Mais ces sommes faramineuses sur lesquelles s’arrête souvent l’indignation des gens, sont très loin de refléter l’état des conditions salariales des footballeurs professionnels de par le monde.
En réalité, selon une enquête menée par la FIFPro en 2016, seuls 2 % des joueurs gagnaient plus de 56 000 euros par mois. Mais, plus frappant encore, sur les 14 000 footballeurs interrogés, plus de 45 % touchaient moins de 943 euros par mois. C’est cette catégorie de footballeurs, ainsi qu’un grand nombre de footballeuses, qui sera le plus impacté par les effets de la crise du coronavirus sur les trésoreries des clubs. Comme dans bien des secteurs, le mot d’ordre révolutionnaire d’abolition du salariat n’est peut-être pas près de franchir la porte de leur vestiaire, mais ils et elles n’en sont pas moins des prolétaires du football.
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