La 32e Coupe d’Afrique des Nations (CAN) vient de débuter. Sans surprise, le site de L’équipe a cru bon de proposer à ses abonnés une série d’articles sur les « sorciers français », réactivant comme lors de chaque CAN ce vieux mythe colonial auréolant les entraîneurs français sur le continent africain.
Cette CAN 2019 est marquée par plusieurs nouveautés. Alors qu’elle se dispute pour la première fois en été – manière de s’adapter aux calendriers européens – 24 équipes y participeront, contre 16 lors des précédentes éditions. Et, alors que les coachs africains étaient ultra-minoritaires lors des dernières CAN, ils seront cette année 11 sur 24, soit 46 % (contre 19 % en 2015 et 25 % en 2017). Malgré tout, certains médias ne peuvent s’empêcher de mettre leurs projecteurs sur les coachs français qui, à la tête d’une sélection africaine, revêtent forcément des apparâts de « sorciers ».
Marotte de la presse française en temps de CAN
Plus qu’un mauvais réflexe lié à une vieille habitude éditoriale, cette marotte témoigne surtout d’un imaginaire colonial solidement ancré dans la presse française. Contrairement à d’autres médias, L’équipe ne parle pas de « sorcier blanc » mais de « sorciers français », dans sa série consacrée à Claude Le Roy, Bruno Metsu, Philippe Troussier, Pierre Lechantre et Hervé Renard. Même si les deux expressions semblent proches, la référence racialiste au phénotype a été gommée au profit d’une lecture patriotique. Cette sémantique n’est pas neutre, au contraire. Elle est à inscrire dans le contexte post-colonial de maintien de l’influence économique, politique et militaire française en Afrique où pas moins de 14 pays sont soumis au système monétaire du Franc CFA, directement hérité du colonialisme. La structuration du football, particulièrement dans ces pays-là, reste très précaire. Les fédérations se servent alors de cet argument pour justifier leur choix de recourir à des coachs expatriés, souvent français, au motif qu’ils sont mieux formés.
La sociologue Claire Cosquer, qui a tenté d’historiciser le mythe du « sorcier blanc », le définit comme un « acteur clé du passage du colonialisme au post-colonialisme ». Alors que le “savoir-faire” de la formation française s’exporte en Afrique depuis déjà plusieurs années, le premier à être surnommé ainsi est Philippe Troussier, dans les années 90, alors coach du club ivoirien de l’ASEC Mimosas avec qui il réussit une impressionnante série de 105 matchs sans défaite. Mais celui qui a érigé le « sorcier blanc » en label reste Claude Le Roy, premier entraîneur français à avoir remporté la CAN, en 1988 avec le Cameroun. Il est vu par ses homologues français comme un pionnier influent qui a balisé le chemin. Sa renommée auprès des diverses fédérations du continent est telle qu’il n’est pas rare qu’elles le consultent avant d’engager un coach, comme quand il a recommandé Hervé Renard, vainqueur de la CAN 2012 avec la Zambie.
Tintin, sélectionneur au Congo
En 2016, Seghir Lazri dans un papier publié sur Libé.fr, très justement intitulé « Pourquoi il faut en finir avec le sorcier blanc » revenait sur la charge historique de cette expression qui « fait allusion à une image “positiviste” des populations africaines. Autrement dit, à une représentation colonialiste circulant autour de ces populations, les réduisant à un imaginaire mystique et superstitieux. Ces individus interpréteraient la science footballistique comme une magie. » Le coach français, vu comme doté d’une expertise supérieure, prend la figure du missionnaire venu apporter la bonne parole footballistique. L’historien Claude Boli poursuit, « le football prolonge en quelque sorte la mission civilisatrice et l’entraîneur joue le rôle de guide. » Cette figure « paternaliste et directive » ne vient pas de nulle part et produit de fait une infantilisation des footballeurs africains, à qui le dit sorcier apporterait « discipline, rigueur, et science du jeu ». Elle est aussi le reflet des stéréotypes racistes visant les joueurs africains. Jusque dans les années 70, avant l’arrivée de Salif Keita à Saint-Etienne, les joueurs africains sont perçus comme « fainéants, bon en été et mauvais en hiver ». Plus tard, avec le football moderne, le cliché de joueurs africains exclusivement athlétique et en déficit sur le plan tactique, a notamment été repris par des personnalités comme Willy Sagnol ou Laurent Blanc, au moment où ils étaient respectivement coachs des Girondins de Bordeaux et de l’équipe de France.
Le « sorcier blanc » est un mytho
Si les fédérations ont tardé à faire confiance aux coachs locaux, cette CAN montre que la situation évolue. Conjoncture économique ou réel changement de mentalité ? Un coach africain coûte au minimum deux fois moins cher en salaire et certaines fédérations sont guidées par des impératifs budgétaires. Florent Ibenge, sélectionneur de la RD Congo depuis 2014, 1/2 finaliste de la CAN 2015, témoignait des doutes permanents qui planent autour de la capacité des coachs africains à performer. Depuis la création de la CAN en 1957, les coachs « expatriés », européens ou sud-américains, ont été privilégiés par les fédérations. Mais, malgré toutes les embûches rencontrées par les coachs africains, ils arrivent sans surprise à faire aussi bien que leurs homologues « sorciers », pourtant dotés du pouvoir magique de faire gagner, et comptent quasiment autant de victoires, 15 contre 16 lors des 31 éditions de la CAN. Avec une mention spécial au triplé réalisé par Hassan Shehata à la tête de l’Egypte entre 2006 et 2010 ou encore au Ghana qui a remporté ses quatre CAN entre 1963 et 1982 exclusivement avec des coachs ghanéens.
Résistant aux statistiques et aux faits têtus, le mythe colonial du « sorcier blanc » n’est pas mort. Mais, comme l’avance Roland Barthes, un mythe n’est pas anodin socialement. Il est une forme de parole bourgeoise, un outil de propagande pour imposer sa culture et sa morale de façon hégémonique. Liquider le mythe du « sorcier blanc » ne se fera pas sans épargner le monde qui en a besoin. On a jusqu’à la prochaine CAN en 2021 pour le déboulonner sans tomber dans les pièges nationalistes et identitaires.
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