“Edson Arantès do Nascimento”, par François Thébaud

Extrait de Pelé, une vie, le football, le monde, la biographie du “Roi” écrite par François Thébaud – rédacteur en chef du Miroir du Football – et sortie en 1974. On y revoit le gamin de Bauru, fils de Dondinho et Celeste Arantès, douter au moment de faire le grand saut vers Santos.

 

… les conflits d’Edson et de ses compagnons avec les riverains de la rue du Sept-Septembre relèvent du commun: carreaux cassés, quartier plongé dans l’obscurité par la rencontre imprévue du ballon avec une ligne à haute tension, poursuites et oreilles tirées… tous les gosses du monde ont vécu ces tragi-comédies.

La suite de l’aventure d’Edson et de sa bande est plus caractéristique de la vie des enfants pauvres du Brésil.

Un jour ils reçoivent la visite d’un… impresario qui leur propose tout simplement de faire de la bande une équipe professionnelle. Il fournira les équipements et les salaires. Moyennant un “cachet” de 4 cruzeiros et demi, ils acceptent et commencent par transformer la raison sociale du club. On l’appellera désormais “Ameriquinha” (la petite Amérique), cela fait plus sérieux.

Ils déchantent un peu en constatant que les chaussures à crampons promises par “l’impresario” sont des “chuteiras” usées et dépareillées, achetées à vil prix aux vrais professionnels adultes du Bauru A.C., le club local. Mais, comme le port de chaussures neuves aurait posé des problèmes à ces gosses qui n’ont jamais vécu que nu-pieds, ils se font une raison. D’ailleurs la perspective de jouer sur un vrai terrain contre de vraies équipes a de quoi faire oublier le reste.

D’Edson à Pelé

Le minable impresario a du flair. Ses protégés remportent avec facilité le championnat “infanto juvenil” de Bauru, sous les yeux intéressés des désœuvrés qui traînent autour des terrains vagues où se jouent la compétition. Dondinho, qui assiste aux exploits de son rejeton, est si content que, après la victoire finale, il l’accompagne à la maison en l’embrassant chaleureusement. Edson, qui a perçu une prime de 36 cruzeiros, effectue sa première sortie nocturne pour dilapider cette fortune avec ses coéquipiers, en se gavant de glace et de coca-cola.

Deux ans durant, il fera le bonheur de “l’Ameriquinha” et de son impresario. Avec ses cuisses frêles, ce maigre adolescent manque d’allure, mais son adresse dans le tir, son aisance dans la feinte et le dribble, sa rapidité de démarrage et sa résistance, ne peuvent échapper à l’oeil d’un connaisseur.

Justement, il y en a un à Bauru: Valdemar de Brito, un ami de Dondinho, un ancien footballeur qui a eu son heure de gloire puisqu’il a joué dans la sélection du Brésil. Entraîneur du Bauru A.C. , il enrôle Edson dans son effectif, le conseille, l’aide à perfectionner sa technique, avec tant de succès que l’équipe “infanto juvenil” appelée “Bacquinho” remporte trois compétitions régionales, grâce surtout à son élève préféré qui a marqué 40 buts en 15 matchs.

De Brito est édifié, ce gosse que ses camarades ont surnommé Pelé – peut-être parce qu’il a révélé ses qualités dans les “peladas” (matchs improvisés joués sur les terrains vagues) – a décidément les moyens d’aller loin.

En la personne de Dondinho, de Brito trouve l’allié indispensable pour convaincre Celeste Arantès toujours persuadée que le “futebol” est un métier de crève-la-faim dont il importe à tout prix d’écarter son petit Dico.

A deux contre une, la lutte est inégale. Après avoir vigoureusement résisté, elle accepte en pleurant que son fils préféré, tente l’aventure dans laquelle son père a si tristement échoué.

L’aventure est à 500 km de Bauru: à Santos, où Valdemar de Brito a demandé à l’entraîneur de l’un des plus grands clubs du Brésil qu’il mette à l’essai le jeune joueur qu’il a découvert.

La découverte de Santos

A la gare de Bauru, toute la famille accompagne le conquérant de la Toison d’Or. Efflanqué, le héros de 15 ans ne paie pas de mine. Il nage dans son premier pantalon long emprunté à la garde-robe paternelle, il étouffe sous la pression de son premier nœud de cravate, il est mal à l’aise dans sa paire de chaussures de ville. L’émotion de la première séparation, l’angoisse de l’inconnu, se traduisent par une crise de larmes, au moment où son père place dans le porte-bagage sa petite valise en carton.

Durant le trajet, un ivrogne s’installe en face de lui et pointe son index tremblotant: “Toi, je te connais, tu es le fils de Dondinho! J’ai lu dans le journal que tu allais tenter ta chance à Santos. Eh bien! moi aussi j’ai été joueur professionnel et tout a bien marché jusqu’au jour où quelqu’un m’a cassé la jambe. Alors tout le monde m’a abandonné… Fais attention! Tu pourrais devenir ce que je suis!”

Le moral du fils de Dondinho est au plus bas lorsqu’il trouve Valdemar de Brito à la gare de Sao Paulo. Avant même de l’avoir salué, il lui dit: “Je ne veux pas aller à Santos. Je reprends le premier train pour Bauru.”

Il prend tout de même “l’omnibus” de Santos. Le spectacle, nouveau pour le petit provincial, des gratte-ciel blancs, du trafic fiévreux des rues, de la foule qui se presse sur les trottoirs, est si fascinant qu’il laisse une bonne partie de ses angoisses dans les lacets de la via Ancheta qui plonge de Sao Paulo sur le port et les plages de Santos.

Dès l’arrivée, Valdemar de Brito le mène dans les tribunes du Stade de la Vila Beleiro afin qu’il voie à l’oeuvre ses coéquipiers. La virtuosité et surtout la stature de ceux qui sont pour lui des “idoles” ravivent les appréhensions qui l’ont assailli au cours de son voyage. Les apaisements de son “manager” n’ont aucun effet, il a pris sa résolution: “Je m’entraînerai avec eux et puis je retournerai à Bauru!”

Dans les vestiaires du stade, le lendemain, quand on le présente aux joueurs de Santos, il n’est guère rassuré malgré la gentillesse que lui témoignent Zito, Pepe et Vasconcellos, ces demi-dieux dont il n’avait jamais espéré toucher la main.

Avant de devenir un craque, Pelé devient un homme

Sur le terrain arrosé par une pluie fine et pénétrante, ses 59 kilos perdus dans un maillot trop grand, devant un ballon glissant comme une savonnette, il croit vivre un cauchemar. Tout ce qu’il fait lui semble maladroit et ridicule en regard des prouesses que réalisent avec aisance ces géants du football. Sur la pelouse détrempée, il perd l’équilibre à plusieurs reprises, lui qui n’avait joué que sur des sols poussiéreux. Ses passes lui paraissent si imprécises qu’il n’ose tenter ni une feinte, ni un dribble, ni un shoot. C’est le fiasco! Il en est si convaincu que, revenu aux vestiaires à la fin de la partie d’entraînement, il est stupéfait lorsque Lula, l’entraîneur, lui dit: “Tu as beaucoup à apprendre. Il faut que tu gagnes quelques kilos avant de jouer en Première Division. Mais si tu le veux, dès aujourd’hui nous allons établir ton contrat.”

Oui mais il y a la “saudade”, cette mélancolie du transplanté dont il ne parvient pas à se débarrasser. Deux jours plus tard, il part pour Bauru sous le prétexte de ramener des objets personnels et d’embrasser ses parents avisés par la presse locale de la promotion de leur rejeton.

En retrouvant la maison familiale, les copains de la rue, les souvenirs de son enfance, sa mère qui ne s’est jamais résignée à la séparation, il décide de rester chez lui.

Trois semaines plus tard, Valdemar de Brito surgit, tempête, sermonne: “Tu n’es plus un gamin mais un joueur de l’une des équipes professionnelles les plus célèbres du Brésil qui t’assurera bientôt un salaire mensuel de 6000 cruzeiros et la possibilité de devenir un craque. Et tu serais assez stupide pour gâcher une pareille chance?!”

La leçon a porté. Edson do Nascimento fait sa valise et reprend le train de Sao Paulo.

“Ce jour là, je suis devenu un homme”, dira-t-il quelques années plus tard.

 

Be the first to comment

Leave a Reply

Your email address will not be published.


*