Egri Erbstein et le quintet antifasciste de la Lucchese

Lors de la saison 36/37, en plein cœur du Ventennio mussolinien, la Lucchese était comme une petite tâche dans le décor avec pas moins de cinq joueurs ouvertement hostiles au régime. Une équipe à qui on pourrait décerner le titre honorifique d’équipe la plus antifasciste de l’histoire de la Serie A.

Célèbre pour sa Tour de l’Horloge, Lucca – ou Lucques en version française – l’est un peu moins pour son équipe fanion: la Lucchese 1905. Le nom du club, qui arbore aujourd’hui fièrement son année de fondation, a souvent évolué durant les années 2000, au gré de ses faillites et de ses renaissances. La Lucchese, qui n’a plus connu l’élite du football italien depuis la saison 1951/52, évolue aujourd’hui en Serie C, la troisième division, son niveau de prédilection.

Les meilleures saisons du club appartiennent donc à un autre temps, perdu vers la fin des années 30 dans une Italie où la fureur nationaliste est à son comble. La ville de Lucca est alors connue pour héberger une des sections du Parti Nationale Fasciste les plus puissantes du pays. Et pourtant, l’équipe qui va porter haut les couleurs de la ville dans le calcio est politiquement aux antipodes du régime. Sous Mussolini les footballeurs antifascistes ne couraient pas les rues, alors réussir à en réunir cinq sous le même maillot, qui plus est le temps de la meilleure saison de son histoire, ça relève de la prouesse. Et ça vaut toutes les lignes de palmarès.

Un Juif hongrois sur le banc

Ce court âge d’or de la Lucchese est indissociable d’un homme: Ernő Egri Erbstein. Il débarque à Lucca en 1933 à la demande du président Giuseppe Della Santina alors que la Lucchese est en Prima Divizione, le 3e niveau du foot italien. C’est déjà son cinquième club. Malgré une dernière expérience très mitigée en Serie A du côté de Bari, le jeune coach juif hongrois de 35 ans jouit déjà d’une très bonne réputation dans la Botte avec des passages remarqués à la tête de la Nocerina et de Cagliari qu’il a fait monter en Serie B pour la première fois de son histoire. Celui qui deviendra une décennie plus tard l’architecte du Grande Torino – dont il embrassera le destin funeste en 1949 – va s’affirmer au fil des ans comme un modèle de modernité et comme un entraîneur innovant tant sur le plan tactique que de la préparation physique et psychologique, ou encore sur le plan du recrutement.

L’objectif fixé par Della Santina est de retrouver la Serie B à laquelle le club n’a goûté qu’une seule saison trois ans plus tôt. Egri Erbstein fera mieux que ça. Sous ses ordres, ou plutôt sous son management humaniste, la Lucchese remportera non seulement la Prima Divizione en 1934, mais aussi la Serie B en 1936. Un titre synonyme d’accession historique à la Serie A créée en 1929, même si les Rossoneri de Toscane avaient déjà fréquenté l’ancienne version de l’élite italienne quelques années auparavant. Lors de cette saison 1936/37 de Serie A, les hommes d’Erbstein atteindront une 7e place synonyme, à ce jour, de meilleure performance de l’histoire de la Lucchese.

Alerte rouge dans le football italien

Pour écrire cette page, Erbstein va façonner un effectif qui va dénoter avec le climat politique étouffant de l’Italie mussolinienne. La constitution de ce quintet antifasciste commence dès son arrivée en Toscane. Même s’il a été limogé après seulement six journées de championnat, son passage à Bari n’aura pas été vain. Deux de ses joueurs dans les Pouilles vont le rejoindre à son arrivée sur le banc de la Lucchese: Antonio Perduca et Bruno Scher. Deux des hommes de base du système du coach hongrois qui le suivront jusqu’au bout de son passage à la Lucchese. Tout comme Piero Andreoli qui, selon Dominic Bliss le biographe d’Erbstein, était son joueur préféré: “Un guerrier sur le terrain, et un jeune sérieux en dehors“.

Bruno Scher est arrivé à Lucca armé d’un caractère en acier trempé. Déjà dans le viseur des autorités fascistes, il avait vu sa saison à Bari être interrompue pour avoir refusé l’italianisation de son nom en “Scheri”. Souvent décrit comme un milieu de terrain physique et infatigable, Bruno Scher est aussi un communiste convaincu et, natif de Capodistria (actuellement Koper en Slovénie), il défend fièrement ses racines istriennes. C’est le premier venu du fameux contingent antifasciste de la Lucchese pour laquelle il marquera 23 buts en 124 matchs. Ses camarades ne vont pas tarder à suivre.

Si vous aimez la liberté, vous ne pouvez pas être fasciste

La montée en Serie B, acquise à l’issue d’une saison 1933/34 maîtrisée de part en part, permet à Egri Erbstein d’attirer de nouveaux joueurs. Sa recrue phare est sans conteste le gardien de but Aldo Olivieri. C’est aussi un véritable pari. Olivieri revient sur les terrains, contre l’avis des médecins, après un an de convalescence en raison d’une fracture du crâne. Résultat d’une sortie mal maîtrisée dans les pieds d’un attaquant adverse alors qu’il portait le maillot de Padoue en Serie A. Aldo Olivieri est probablement le gardien le plus spectaculaire et fougueux de sa génération. Erbstein l’enverra deux fois par semaine travailler son équilibre auprès des filles de l’école de ballet. Il retrouvera ce niveau qui lui vaut le surnom de “Gatto Magico”, le Chat Magique, et d’être sélectionné par Vittorio Pozzo en équipe nationale à partir de 1936.

Comme Scher, Olivieri est très hostile au régime, mais contrairement à son coéquipier, il est plus discret. L’antifascisme du gardien de but est parfois qualifié de “silencieux”. Champion du monde en 1938, ses convictions sont, comme il le confiera plus tard, plus compliquées à assumer avec la Squadra Azzura. Son refus d’effectuer le salut romain avant un match, comme l’exige le protocole fasciste, lui vaudra d’ailleurs d’être sanctionné. “Je n’ai jamais été un fasciste. Même en équipe nationale, je me suis adapté, mais j’étais en désaccord. [..] Oui, nous étions obligés de faire le salut, de jouer un rôle, et je l’ai fait. Mais je n’ai jamais reçu de carte de membre: si vous aimez la liberté, vous ne pouvez pas être fasciste.”

Des anarchistes qui en ont sous les crampons

En 1935, Libero Marchini, troisième épée de l’orchestre antifasciste d’Egri Erbstein, pose ses valises à Lucca. Arrivé en provenance du Genoa, il sera champion olympique un an plus tard à Berlin lors des Jeux de la honte. Libero Marchini s’y distingue comme il peut en feignant une gêne à la cuisse au lieu d’effectuer le salut nazi-fasciste d’avant-match. Un moindre mal pour cet anarchiste et fils d’anarchiste qui a commencé et terminé sa carrière dans la ville voisine de Carrare, connue pour ses carrières de marbre et ses luttes ouvrières qui en font un des bastions de l’anarchisme italien. Une ville taillée pour Marchini qui aimait répéter: “Je suis Libero de nom, mais aussi en pratique“. Avec Marchini, Olivieri et Scher, la Lucchese remporte le championnat de Serie B lors de la saison 1935/36 et partage le titre avec Novara, même si elle devance l’équipe piémontaise au goal average.

Toujours plus surprenante, l’équipe d’Erbstein s’apprête à batailler dans l’élite avec les géants du calcio comme le Milan AC, Bologne, la Juventus, ou encore l’Ambrosiana-Inter. Parmi les recrues, on retrouve Bruno Neri et Gino Callegari, surnommé notamment “l’anarchico” et prêté par l’AC Sampierdarenese. Sa réputation était arrivée, à l’époque où il jouait à la Roma, jusqu’aux oreilles de Mussolini. Une anecdote raconte que le Duce aurait sciemment refusé de saluer Callegari lors d’une traditionnelle présentation d’avant-match. Arrivé à sa hauteur, Mussolini se serait contenté d’un “Ah, c’est l’anarchiste“, avant de passer au joueur suivant. On aime à penser que Gino Callegari n’aurait aucunement serré la main du dictateur fasciste si celui-ci s’était aventuré à la lui tendre.

Neri, symbole du footballeur-partisan

La désobéissance et l’esquive étaient souvent les premières armes de ces quelques footballeurs qui rejetaient farouchement le régime. Bruno Neri en est un des exemples les plus marquants. A l’occasion du match d’inauguration du stade de la Fiorentina devant les huiles fascistes en 1931, il refusera ostensiblement de faire le salut romain. Un acte immortalisé par une photo devenue célèbre en Italie. Après sept saisons à Florence, Neri rejoint Erbstein et sa patrouille antifasciste dont il sera, le temps de cette seule saison 1936/37, la figure la plus emblématique.

Bruno Neri et Aldo Olivieri suivront d’ailleurs leur coach au Torino en 1938 et poseront ensemble les fondations de ce qui deviendra la meilleure équipe italienne d’après-guerre et probablement la plus dominatrice de l’histoire du calcio. Mais leurs chemins se sépareront rapidement, l’ignominie ayant atteint un nouveau cap avec l’adoption des lois racistes et antisémites en 1938 qui contraignent Erbstein à fuir à Budapest où il sera finalement capturé par les soldats nazis en 1944 avant de s’évader et de trouver refuge au Consulat de Suède. La même année, Bruno Neri, à la tête du “Bataillon Ravenne”, tombera sous les balles allemandes à proximité de l’ermitage de Gamogna dans les Apennins toscans-émiliens.

On peut toujours bavarder sur la part de hasard qui a mené tous ces personnages à se retrouver sous les couleurs rouge et noire de la Lucchese. La présence d’Erbstein a assurément facilité la venue de ces joueurs qui portaient des valeurs de solidarité et de liberté. Difficile d’y voir un pur accident. Dommage aussi, aujourd’hui, de voir que ce pan de l’histoire du club ne trouve pas de résonance dans des tribunes qui ont la réputation de pencher à droite. Heureusement, à Lucca il y a aussi un club de calcio popolare, la Calcistica Trebesto. Elle n’a pas les mêmes couleurs mais elle fait une digne héritière des Scher, Olivieri, Marchini, Callegari et Neri, le quintet antifasciste de la Lucchese d’Egri Erbstein.

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