L’avènement du professionnalisme a servi de porte d’entrée pour la classe ouvrière dans le football de haut niveau. La condition contractuelle et salariale des joueurs va être au cœur d’un rapport de force constant avec les instances dirigeantes de la Football Association (FA), ainsi qu’avec les propriétaires des clubs de la Football League (FL). Les joueurs vont alors tenter à diverses reprises de s’organiser syndicalement. Avec une réussite relative.
La toute-puissance des dirigeants
A la fin du 19e siècle, le professionnalisme s’est développé au nord du pays, autour des bassins industriels. Mal vus par l’élite londonienne encore emprunte d’un amateurisme propre aux gentlemans, une douzaine de clubs vont ainsi prendre le large et créer le premier championnat professionnel, la Football League, en 1888. Six clubs du Lancashire – Accrington, Blackburn Rovers, Burnley, Everton et Preston North End – et six clubs des Midlands – Aston Villa, Derby County, Notts County, Stoke, West Bromwich Albion et Wolverhampton Wanderers – sont à la fondation. A la faveur du ralliement progressif de plusieurs clubs du sud du pays, le nombre de clubs professionnels de la FA va tripler en quelques années 1.
Les dirigeants des clubs et les instances gouvernent le football d’une main de fer, aux dépends des joueurs qui ne bénéficient d’aucuns droits. Le système du retain and transfer, instauré dès 1893, permet à l’omnipotente fédération et aux clubs de garder un contrôle strict sur les joueurs et leur carrière. Avec ce système, les joueurs n’ont absolument pas leur mot à dire concernant les transferts. Les joueurs sont enchaînés aux clubs et ne peuvent pas négocier les salaires sur lesquels les propriétaires des clubs s’entendent pour mettre une pression permanente. La FA a d’ailleurs, sur une proposition du club de Derby, imposé un salaire maximum fixé à £4 / semaine – ce qui équivaut à peu près au salaire d’un ouvrier qualifié. Et en mai 1900, les dirigeants de clubs obtiennent aussi des instances la suppression de tout bonus versé aux joueurs.
Le rapport entre dirigeants et joueurs est donc un rapport conflictuel, propre au mode d’exploitation capitaliste. L’auteur Percy M. Young décrivait même les dirigeants du football anglais comme « des hommes d’influence, se voyant eux-mêmes comme des patriciens, héritiers de la doctrine du leadership et des législateurs de droit au moins semi-divin. » Du côté des dirigeants, John Bentley, président de la FL de 1894 à 1910, incarna cette puissance des instances gouvernantes du football. D’autant plus qu’il est aussi chroniqueur régulier dans divers journaux.
1893, première tentative
Les premières années, la majorité des footballeurs n’est que semi-pro et a conservé un travail à côté. Certains joueurs, parmi le haut du panier, peuvent néanmoins émarger jusqu’à £10 / semaine. C’est une partie de ces footballeurs mieux lotis que leurs collègues qui va être à l’origine de la première tentative syndicale de l’époque, l’Association Footballers Union (AFU): Tom Bradshaw et Abe Hartley de Liverpool, Jack Bell, Johnny Holt et David Storrier d’Everton, Billy Meredith de Manchester City ainsi que James McNaught de Newton Heath. Jack Bell est désigné président du syndicat et son coéquipier John Cameron, secrétaire. Le syndicat revendique alors environ 250 membres. Cameron explique que la principale revendication est d’obtenir le droit de participer aux négociations sur les transferts les concernant.
Mais le syndicat pâtira de l’appât de plusieurs de ses membres pour les salaires plus élevés en vigueur au sein de la Southern League concurrente. Parmi les figures du syndicat, Cameron et Bradshaw rejoindront par exemple Tottenham. L’AFU connaît alors une crise sérieuse. Bob Holmes, nouveau président, admit à la presse qu’il n’était pas sûr que le syndicat puisse atteindre les objectifs qu’il s’était fixé. « L’éclatement de l’équipe d’Everton telle que nous la connaissions risque de peser lourd dans l’avenir du syndicat. Avec les départs de Cameron, Bell, Robertson, Holt, Steward et Storrier d’Everton mais aussi d’Hartley et Bradshaw de Liverpool, notre noyau dur s’est affaibli. Liverpool était notre quartier général et notre siège social était là-bas. » L’option individuelle a primé chez ces cadres de l’AFU. Le syndicat ne s’en remettra pas et l’aventure a pris fin en 1901.
Les footballeurs face aux décès et accidents professionnels
Après s’être retrouvé au cœur d’un scandale de corruption avec Manchester City en 1905, Billy Meredith, star de l’époque, rejoint le voisin d’United. Lui qui faisait déjà partie de l’AFU, va y amener dans l’équipe sa combativité syndicale. Lui-même régulièrement visé par des sanctions disciplinaires, Billy reste excédé par la manière dont les clubs traitent les joueurs. Il garde en mémoire son ex-coéquipier Jimmy Ross qui, décédé prématurément de maladie à 36 ans, n’a rien pu mettre de côté pour ses proches malgré une carrière couronnée de succès. Plus globalement, face à la question des accidents du travail, et parfois des décès, les joueurs et leurs proches doivent affronter la froideur des dirigeants. En retour, la solidarité des coéquipiers pèsent encore trop peu.
En août 1902, moins de deux mois après la mort de Ross, les footballeurs anglais vont être confrontés à la mort de Di Jones, autre ex-coéquipier de Billy Meredith, des suites d’une infection sanguine contractée après s’être blessé lors d’un match de pré-saison. Une vilaine coupure au genou avec un morceau de verre qui traînait sur le terrain. S’en est suivi un bras de fer classique avec le club qui refusa d’indemniser les proches de Di Jones, avec l’argent de l’assurance, prétextant que ce n’était qu’un match amical et que, par conséquent, il ne « travaillait » pas vraiment. Cynisme patronal des plus ordinaires. Certains des coéquipiers de Jones organisèrent une collecte et un match de charité. Mais de l’avis de Meredith, les fonds récoltés furent insuffisant.
Cinq ans plus tard, c’est un autre coéquipier de Billy Meredith à Manchester United qui meurt sur le terrain. Tommy Blackstock, 25 ans, s’effondra, blessé à la tête après avoir frappé le ballon lors d’un match de l’équipe réserve contre St Helens. Il est mort peu après. Absolument rien n’a été mis à disposition de sa famille par le club. Aucune assurance. Cette situation révolta Charlie Roberts et Billy Meredith. C’est la mort de Blackstock qui les a définitivement convaincus de relancer une initiative syndicale.
Naissance de l’Association of Football Players’ and Trainers’ Union (AFPTU)
Cette fois-ci la matrice du syndicat viendra de Manchester United. Meredith et Roberts parviennent à motiver plusieurs de leurs coéquipiers : Charlie Sagar, Herbert Bloomfield, Herbert Burgess et Sandy Turnbull. La réunion fondatrice est prévue le 2 décembre à l’Hôtel Impérial de Manchester. Des joueurs de Manchester City, Newcastle, Bradford City, Notts County ou encore Tottenham, se joignent à eux. Même Jack Bell, président de la défunte AFU, est présent. Herbert Bloomfield est nommé secrétaire. La cotisation a été fixée à 5 senses. Des meetings, animés par Billy Meredith, furent organisés dans d’autres villes du pays, dont Londres.
En quelques semaines, une majorité de joueurs avait rejoint le syndicat. Notamment les joueurs de Newcastle, dont Colin Veitch qui deviendra une figure de l’AFPTU. Sur le plan pratique, le syndicat participe aussi à la solidarité matérielle envers les collègues, et leur famille, dès que nécessaire. Comme par exemple pour les proches de Franck Levick, joueur de Sheffield United, mort à 26 ans d’une pneumonie alors qu’il se remettait péniblement d’une blessure intervenue lors d’un match un mois plus tôt. L’AFPTU aida financièrement sa famille et entama des négociations au sujet des compensations que le club devait verser à la veuve du joueur.
Mais les objectifs prioritaires du syndicat restent l’abolition du retain and transfer et du plafonnement des salaires. L’AFPTU revendique aussi un pourcentage sur les sommes des transferts ainsi qu’une indemnisation des joueurs blessés – sur le modèle des conditions comprises dans le Workman’s Compensation Act (1906) réglementant les indemnisations des ouvriers en cas d’accident du travail. Pour Charlie Roberts, les footballeurs sont des travailleurs comme les autres. Il est donc normal qu’ils accèdent aux mêmes droits que le reste de classe ouvrière.
“The Outcasts FC” face à l’intransigeance des dirigeants bourgeois
Si la FA réaffirme, lors de son assemblée générale annuelle, le principe du salaire maximum, elle ouvre néanmoins la possibilité de bonus sur les bénéfices des clubs. De son côté l’AFPTU se structure et obtient des tribunes régulières dans les journaux, notamment le Thompson Weekly News. De plus en plus de footballeurs professionnels se joignent au mouvement syndical, ce que les dirigeants voient forcément d’un mauvais œil. D’autant plus qu’il se raconte que l’AFPTU prévoit un rapprochement avec la centrale syndicale GFTU.
En avril 1909, la tension monte d’un cran et l’antagonisme entre joueurs et dirigeants atteint le stade de l’irréconciliable. L’affaire George Parsonage – du nom d’un joueur de Fulham exclu à vie après avoir tenté de négocier une prime à la signature trop élevée lors d’un transfert – sert de prétexte aux dirigeants pour durcir leur position dominante et lancer une offensive anti-syndicale. En soutien à Parsonage, l’AFPTU impulse un mouvement de solidarité, via une pétition qui recueille plus de 1300 signatures. De son côté, la FA somme tous les joueurs de quitter le syndicat sous peine d’exclusion. Un ultimatum est même posé au 1er juillet. Le coup de pression de la FA marche: une majorité de joueurs se désaffilie du syndicat. Certains poussant même le vice jusqu’à signer une déclaration publique de démission, comme l’intégralité de l’effectif d’Aston Villa.
En revanche, l’équipe de Manchester United refuse en bloc de céder au chantage, de même que l’ensemble des joueurs de Sunderland. En conséquence, tous sont suspendus. C’est alors que Charlie Roberts a eu l’idée d’utiliser la presse en l’invitant à rencontrer une partie des membres de l’organisation. La photographie des joueurs posant avec une pancarte sur laquelle est inscrit “The Outcasts FC” – les Parias – est restée célèbre.
Colin Veitch a entamé des négociations pour que les joueurs suspendus soient réintégrés. Ce à quoi la FA a fini par accéder à la fin de l’été 1909, autorisant par la même occasion les joueurs à se syndiquer à l’AFPTU. Une victoire qui eut malgré tout un goût amer pour Billy Meredith qui déplorait la passivité d’un grand nombre de joueurs se comportant « comme des écoliers » obéissant à ce qu’on leur demande de faire « alors qu’ils devraient penser et agir pour eux-mêmes et leur classe ».
Le paiement des arriérés de salaire mit six mois à être régularisé et lors du premier match de la saison 1909/10, les joueurs de Manchester United portaient tous un brassard de l’AFPTU. Mais certains payèrent leur engagement au long de leur carrière n’étant plus jamais sélectionnés en équipe nationale. Quand au syndicat, il a continué à exister mais sans plus jamais ébranler le pouvoir des dirigeants.
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Notes:
1En parallèle, une douzaine d'autres clubs professionnels dont Nottingham Forest, The Wednesday, Newton Heath, Birmingham, Crewe Alexandra, Grimsby ou Walsall, se réunissent au sein de la Football Alliance, une ligue concurrente qui se fera aspirée trois saisons plus tard en 1892 et constituera le réservoir de départ de la deuxième division professionnelle. Le professionnalisme se développera dans le sud et à Londres un peu plus tard. En 1894, sous l’impulsion de Millwall, une poignée de clubs du sud créent la Southern League Les autres clubs fondateurs sont Reading, Luton Town, Swindon Town, Chatlam, Clapton et Ilford. Progressivement, les meilleurs clubs de Southern League intègrent la Football League. Dans les années 20, la Southern League deviendra la 3e division du football professionnel anglais.
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