En Italie, une des rivalités les plus farouches oppose les ultras de Vérone et ceux du Napoli. Plus qu’une rivalité sportive, c’est une rivalité territoriale, culturelle et donc politique marquée par l’anti-méridionalisme – on parle aussi de « racisme anti-méridional » – historiquement ancré au nord de l’Italie.
Le rejet des méridionaux ne date pas d’hier en Italie. Il résulte de l’importante inégalité économique entre le nord et le sud du pays. Gramsci abordait déjà la “question méridionale” dans les années 20, présentant le Mezziogiorno – Midi italien à dominante rurale – comme une terre soumise à la bourgeoisie industrielle septentrionale. L’intellectuel marxiste prônait la solidarité entre le prolétariat du nord et les paysans « pour arracher à la bourgeoisie le pouvoir gouvernemental ».
Dans les années 50/60, il y a une arrivée massive de paysans méridionaux dans les grandes usines de Milan ou Turin. Face aux conditions de travail exécrables, ils prendront une part active dans l’insubordination ouvrière du “Mai Rampant” des années 70. La solidarité de classe et la lutte commune contre le patronat, sont les meilleurs remparts contre les discriminations rencontrées par les méridionaux à leur arrivée. Mais les théories racistes à leur égard vont réellement devenir des arguments électoraux au cours des années 80, dans le reflux de la défaite sociale.
Percée de l’extrême-droite régionaliste
Les tribunes, qui ne sont qu’un miroir de la société, vont devenir le théâtre d’une rhétorique anti-méridionale, dont certains groupes ultras vont se rendre les spécialistes. Malgré l’existence d’un petit noyau “de gauche” (Rude Boys) vite balayé, les Brigate Gialloblù, officiellement auto-dissoutes en 1991, ont beaucoup œuvré au développement de l’anti-méridionalisme en tribunes – même si, pas à une ambiguïté près, ils ont entretenu une brève amitié avec les ultras de Lecce au cours des années 80. La Curva Sud di Verona est encore aujourd’hui considérée comme un bastion du néo-fascisme ultra’. Les récents chants à la gloire du nazi Rudolf Hess pour fêter la remontée du club en Série A en atteste. Tout comme les jumelages avec les Headhunters de Chelsea depuis les années 70, ou avec les hools des Glasgow Rangers. Les Brigate Gialloblù s’étaient d’ailleurs distingués par l’un des premiers cas de racisme dans les stades italiens en jetant des bananes à Julio Cesar Uribe, joueur péruvien de Cagliari. Un classique raciste, avec les cris de singe. Cet événement était passé quasi inaperçu. Comme l’explique Sébastien Louis, les premières discriminations venues des tribunes que les médias vont traiter seront « inter-italiennes ».
Que les premiers actes racistes mentionnés viennent de Vérone n’est pas si étonnant. En 1979, est créée la Liga Veneta qui annonce l’essor de ces partis régionalistes séparatistes et xénophobes prônant l’indépendance fiscale vis à vis du Mezzogiorno pauvre – décrit comme une terre de “pouilleux” et de “paresseux” – qui ne serait qu’un poids pour l’Italie septentrionale. Toutes ces formations – dont la plus célèbre reste la Ligue Lombarde – sont à l’origine du parti de la Ligue du Nord. Cet essor va avoir une résonance en tribunes où le drapeau de la Liga Veneta est sorti une première fois en 1984 dans le Virage Sud du stade du Hellas, fréquenté aussi par la fange néo-nazie locale avec le Veneto Fronte Skinhead.
Vérone forme avec Bergame et Brescia ce que certains appellent le “triangle anti-méridional”, même si nombre d’ultras du nord de la péninsule adoptent cette ligne, au delà de ces trois villes. Le Napoli, à la faveur de sa montée en puissance sportive, commence à cristalliser ces attaques qui se banalisent et se multiplient. Le scudetto remporté en 1987 est un exploit majuscule dans un football italien dominé de la tête et des épaules par les clubs septentrionaux. Entre 1898 et 2019, les seuls clubs méridionaux à avoir remporté le championnat sont Cagliari en 1970 et le Napoli en 1987 et 1990. Deux titres lavant avec fracas les humiliations reçues par les méridionaux.
Jumelage raté
Ils se raconte que, dans les années 70, les Napolitains, à la faveur de la diaspora installée au nord, étaient en terrain conquis au stade Bentegodi de Vérone. La rivalité entre les deux tifoserie ne date en effet que des années 80. Période où la figure du terrone, le “cul-terreux”, fait irruption dans les stades du nord de l’Italie. Le match Hellas Verona – Napoli du 23 février 1986 est souvent présenté comme un moment charnière, ou tristement fondateur. Ce jour-là, les Brigate Gialloblù déploient différentes banderoles : “Bienvenu en Italie”, “Apartheid” ou encore “Lavez-vous!”. Des slogans qui actent l’importation dans les tribunes du discours propagé par les ligues xénophobes et qui semblent dépasser le cadre du campanilisme traditionnel des tifosi. D’autres groupes mentionnent directement la Ligue du Nord sur leurs banderoles comme celle des ultras du Torino en 1991, “La race des infâmes est née avec les Napolitains ! La Ligue ne suffit plus, il faut un mur”. Quand ils ne font pas, comme les Boys San de l’Inter, explicitement référence aux crimes du nazisme, “Hitler, fait comme pour les Juifs avec les Napolitains !”
Quelques années avant ce fameux match de la saison 85/86, certains ultras napolitains, dont Gennaro Montuori, célèbre capo du Commando Ultra de la Curva B du (CUCB), auraient pourtant bien voulu nouer une amitié durable avec leurs homologues du Hellas. Mais les choses ne se sont pas passées comme prévu pour Montuori, alias “Palummella”, connu et moqué pour sa ligne “pacifiste”. Cette amitié naissante sera sabordée par les Blue Lions, ultras de la Curva A, qui mirent à l’amende une petite centaine de Brigate Gialloblù présente à San Paolo lors du championnat 82/83, provoquant la colère de Palummella. Les deux virages napolitains seront en conflit larvé jusqu’à la saison du titre (1986/87). Émerge donc une rivalité Brigate Gialloblù / Blue Lions qui montera encore d’un cran lors du match retour, le 8 mai 1983 au Bentegodi. À la fin du match, les Blue Lions, accompagnés de quelques Fedayn et d’une délégation milanaise de la Fossa dei Leoni mettront une raclée aux ultras véronais au pied de leur tribune. « Plusieurs minutes de fureur absolue au milieu des voitures, des scooters et des vélos garés devant le stade » se rappelle un vieil ultra napolitain.
« Romeo cornuto! »
L’anecdote de ce “jumelage raté” inaugure la rivalité acerbe entre les deux tifoserie. Dès la saison suivante, le brésilien Dirceu, transféré de l’Hellas au Napoli, en fera directement les frais. Lors du match aller au Bentegodi, les Brigate Gialloblù se font remarquer par une de leurs banderoles restée célèbre : “Maintenant tu n’es plus étranger, Naples t’a accueilli sur le continent noir”. Les ultras parthénopéens sont peu nombreux à avoir fait le déplacement. Présent avec le CUCB, Palummella ne désespère pas de lever les malentendus avec les Brigate Gialloblù. Mais ils se retrouvent pris en chasse dans la ville par une centaine d’ultras véronais. Le CUCB y laissera sa bâche que les Brigate Gialloblù se feront un malin plaisir de ressortir lors du match de 1986.
Sur le plan sportif le Napoli est boosté par l’arrivée de Maradona en 1984. Son but d’anthologie d’une frappe de 35 mètres lors de la victoire 5-0 contre le Hellas Vérone – alors champion en titre – illustre ce rapport offensif et non victimaire de la communauté napolitaine face à la xénophobie anti-méridionale. Face aux tifoserie du nord qui clament “Plutôt autrichiens que terroni”, la réaction napolitaine est de s’attacher d’autant plus à cette identité méprisée. En tribune, ils s’amusent à retourner ces clichés grotesques de l’extrême-droite régionaliste: “Les taxes? On s’en fout, c’est la Lega qui paye!”. Dans ce duel par banderoles interposées avec les Brigate Gialloblù, les ultras napolitains ont usé d’un plus grand sens de la dérision en s’en prenant aux amants véronais de Shakespeare dans une adresse restée célèbre, “L’histoire l’a montré : Juliette est une putain et Roméo cocu!”. Game over.
Aujourd’hui le climat répressif avec les multiples interdictions de déplacement et le contrôle drastique des banderoles a en partie camouflé la visibilité de ces actes anti-méridionaux mais n’a en rien réglé le problème. Ce climat a même servi de terreau aux nombreux cas de racisme contre les joueurs d’origine africaine. De son côté, la Ligue du Nord (devenue la Lega tout court) a aussi modifié son discours pour pouvoir s’implanter au sud du pays. La montée en puissance de Salvini (responsable de la Lega et ministre de l’Intérieur de juin 2018 à septembre 2019), montre que la xénophobie a malheureusement toujours le vent en poupe en Italie.
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