Le Bouc émissaire

(Illustration ©Elver Mora)

Extrait de Fútbol y Teoría crítica de Luis Martínez Andrade. En mobilisant sciences sociales et références littéraires, il regarde l’assassinat d’Andrés Escobar à travers la figure religieuse du “bouc émissaire” dans un football à l’image de la société spectaculaire marchande.

Le rapport entre les intellectuels et le football n’a jamais été une lune de miel. Même si Eduardo Galeano et Manuel Vázquez Montalbán se sont efforcés à démonter les préjugés (de classe?) de ceux qui s’évertuent à répandre de l’encre contre le football, la défiance envers le ballon rond demeure présente chez la majorité des écrivains. Qui n’a pas entendu la célèbre légende de la conférence que Jorge Luis Borges a décidé de tenir le même jour et à la même heure que le match de l’Albiceleste face à la Hongrie lors du Mondial 78? Qui peut rester imperturbable devant la déclaration d’Aleksander Rański, personnage principal d’Un homme dans l’ombre (Człowiek w cieniu) de l’écrivain polonais Eustachy Rylski, quand il soutient que les journaux de football aident à nous familiariser avec l’espèce la plus répugnante de la vulgarité?

Heureusement, il a existé quelques écrivains qui ont utilisé le football comme une ressource littéraire légitime, allant même jusqu’à en faire le sujet central de certaines de leurs œuvres. Je pense par exemple, sans faire une liste exhaustive, à l’écrivain russe Iouri Olecha, au Serbe Svetislav Basara, aux Croates Ivica Đikić et Miljenko Jergović, à l’Italien Pino Cacucci, au Français Laurent Mauvignier, au Belge originaire de Namur Olivier El Khoury, à l’Espagnol Carlos Marzal, aux poètes brésiliens Olavo Bilac et Carlos Drummond de Andrade, à l’Uruguayen Mario Benedetti, aux Argentins Roberto Fontanarrosa, Osvaldo Soriano et Eduardo Sacheri, au Chilien Roberto Bolaño ou au Colombien Ricardo Silva Romero.

A propos de ce dernier, j’aimerais me concentrer sur son roman Autogol (traduire “But contre son camp”) qui raconte l’assassinat de sang-froid du footballeur colombien Andrés Escobar Saldarriaga en juillet 1994. A travers l’histoire de Pepe Calderón Tovar, un chroniqueur sportif abandonné par son épouse, ruiné pour avoir parié (l’aléa du jeu) toutes ses économies sur la sélection dirigée par Francisco Maturana au Mondial 94, on revit non seulement les exploits les plus incroyables de l’équipe nationale colombienne (par exemple, la raclée 5-0 infligée à l’Argentine au stade Monumental), mais aussi certains événements qui ont dessiné la tessiture socio-politique du pays du vallenato et de la cumbia: le rôle de la violence politique (répression des guerrillas liberales, assassinat de ministres et de personnalités par les différents acteurs armés), le poids du trafic de drogue (qui s’exprime dans le lien entre les cartels et la classe politique) et, bien sûr, la décomposition du tissu social d’un peuple marqué par l’ignominie de ses élites.

Andrés Escobar lors du match face aux États-Unis lors du Mondial 94 (©Getty Images)

L’histoire commence quand Pepe Calderón reste sans voix alors qu’il observe avec stupéfaction le ballon aller au fond des filets après une déviation malencontreuse d’Escobar, lors de ce match tristement célèbre du 22 juin 1994 contre les États-Unis. Pepe Calderón, “le poète”, n’en croit pas ses yeux. Comme beaucoup de ses compatriotes, il a été de l’écœurante propagande médiatique qui a fait croire que la Colombie pouvait ramener la Coupe du Monde à la maison. Ses économies, comme sa voix, sont parties en fumée à la 36e minute. Toutefois, Autogol nous permet de comprendre, d’un côté, l’aphasie comme une “apoplexie d’émotions”, caractéristique de la “structure du sentiment” des sociétés où le narcotrafic est devenu un acteur central (phénomène très bien étudié par l’essayiste mexicain Carlos Ramírez Vuelvas) et, de l’autre, le meurtre sacrificiel (analysé par l’anthropologue René Girard avec la figure du bouc émissaire).

Dans Refractions of Violence, Martin Jay, historien et spécialiste de l’École de Francfort, fait une remarque très évocatrice sur les paradoxes de la violence religieuse. Pour Jay, la relation entre sacré et violence, déjà présente dans le paganisme grec, est une caractéristique du phénomène religieux. Se référant aux postulats de Walter Burkert, René Girard et Georges Bataille, Martin Jay souligne que “le meurtre sacrificiel est l’expérience commune du sacré” et arrive à la conclusion que tout acte de grâce est couvert de sang. Pour notre part, nous pensons que l’assassinat d’Andrés Escobar doit être lu, en terme social et culturel, comme la banalisation de l’impunité d’une société pervertie par l’appât du gain et l’odeur des balles. Et il doit être interprété, en terme théologique, comme le sacrifice inutile d’une religion idolâtrique promue par les princes de la FIFA, les patrons des multinationales, les maîtres des médias et, évidemment, par les fidèles et passifs croyants (sujets abstraits) du spectacle sportif. Andrés Escobar a malheureusement été un bouc émissaire d’une société plus malade de la consommation débridée des élites que de la misère d’une large frange sociale pervertie par l’argent et le pouvoir, mutilée par une guerre qui n’en finit plus et abimée par l’absence de protection sociale individuelle.

La littérature et le football peuvent parfois faire jaillir la misère humaine que la méprisable société du spectacle tente de camoufler. En somme, Autogol de Ricardo Silva Romero n’évoque pas seulement le toque bien élevé du “Pibe” Valderrama, les problèmes de “Barrabas” Gómez ou les aventures du “Tino” Asprilla mais, surtout, les mystères de la condition humaine.

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