Si la propriété c’est le vol, alors la multipropriété…

Le consortium américain BlueCo, déjà propriétaire de Chelsea et de la franchise de baseball des Dodgers de Los Angeles, a officialisé le rachat du RC Strasbourg. Ce phénomène de multi-propriété s’étend de façon inquiétante dans l’Hexagone.

Si on avait demandé leur avis aux supporters strasbourgeois, il y a fort à parier qu’il aurait été aux antipodes de celui des actionnaires qui ont livré le club – pour une somme estimée à 75 millions d’euros – à BlueCo, incarné par le milliardaire Todd Boehly. « Si nous voulions continuer à faire avancer le Racing et à le projeter dans une nouvelle dimension, nous devions nécessairement être accompagnés par une structure solide capable de soutenir notre développement et notre ambition », a justifié le président Marc Keller.

Main basse sur un club historique

L’argument de l’ambition est beaucoup trop léger. Restés à quai, les supporters strasbourgeois regardent leur club prendre le large sur un bateau vers les eaux incertaines de la multi-propriété. Ils avaient déjà fait part de leur rejet de ce virage majeur. Peur de voir leur club de cœur perdre son identité; peur de voir leur Racing, qui a déjà eu à se remettre d’une faillite au 21e siècle, être affecté par une stratégie commerciale qui lui échappe; peur enfin de s’en voir dépossédés et de voir ses nouveaux propriétaires, dopés de Sport US, n’en faire qu’une vulgaire filiale de Chelsea.

Dans son communiqué, BlueCo s’est engagé “à préserver l’héritage du Racing“. Ça ne mange pas de pain quand on vient de faire main basse sur un club avec une histoire aussi riche et un public aussi présent. Mais, personne n’est dupe. De même, maintenir à la présidence Marc Keller – qui garde de toute évidence des vues sur la présidence de la FFF pour 2024 – est une façon d’opérer la transition en douceur. L’exemple de Jean-Michel Aulas, poussé vers la sortie quelques mois après la vente de Lyon, montre qu’il ne s’agit en réalité que de laisser le temps aux nouveaux investisseurs de s’installer.

A lire: La carte de la multipropriété dans le football français

Strasbourg n’est en effet pas le premier club hexagonal à se faire aspirer par ce tourbillon de la multi-propriété qui sévit en Europe. L’exemple le plus emblématique est City Group qui possède douze clubs, dont Manchester City et Troyes. Le Toulouse FC est lui la proie de RedBird Capital, également à la tête du Milan AC; Lyon appartient dorénavant à John Textor qui possède des parts conséquentes à Crystal Palace, Botafogo et Molenbeek. Le Red Star a beau évoluer en National, il est un pion dans la galaxie de 777 Partners qu’on retrouve notamment au capital du Genoa, du Standard ou encore de Vasco da Gama.

L’angoissant futur du football européen

Ce système de multipropriété permet aux dirigeants du consortium d’accumuler les joueurs – comme autant “d’actifs” – et de pouvoir les placer dans leurs clubs “satellite” pour les valoriser, quand ces clubs ne servent pas directement de vivier au club-phare. Depuis 2010, le Red Bull Leipzig récupère régulièrement des joueurs dans ses “filiales”, Red Bull Salzbourg en tête. Devant la reconnaissance du championnat de Ligue 1 et de ses clubs formateurs comme une “terre nourricière” du puissant “Big-4”, les fonds d’investissement ont flairé l’intérêt de posséder un club directement à la source de ce marché.

Alors que les apprentis-sorciers du football capitaliste y voient une évolution logique, le président Ceferin a laissé entendre que l’UEFA pourrait bien assouplir son encadrement de la multi-propriété. Une façon de dérouler le tapis rouge aux super-franchises et de concéder qu’elles incarnent l’avenir du du développement du football européen. L’éventualité grandissante de voir des clubs liés au même propriétaires être amenés à concourir dans les mêmes compétitions européennes – à l’image du Milan AC et Toulouse – pousse l’instance à se saisir du sujet pour y adapter son règlement.

A l’opposé de cette vision, une délégation de supporters du Red Star était présente pour partager son analyse critique sur la multi-propriété lors d’une table ronde à l’occasion du congrès de Football Supporter Europe (FSE). Une coordination des supporters concernés par ce fléau pourrait-elle voir le jour? Sa nécessité ne fait en tous cas aucun doute. Finalement, la prolifération de la multi-propriété pose de façon plus insistante la question de la propriété des clubs tout court, du rôle et de la place des supporters dans les décisions qui sont prises. Car sans les supporters, c’est bien connu, le football n’est rien.

Édito n°64

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