Le 1er avril 2021, la Red Army de Mostar soufflait ses 40 bougies. Une vie déjà chargée pour les fans organisés du Velež, chez qui la Guerre de Bosnie a laissé, comme chez de très nombreux fans radicaux de l’ex-Yougoslavie, de grosses cicatrices. Petite histoire d’un groupe qui reste à part dans le monde des tribunes des Balkans.
L’histoire du Velež Mostar c’est un peu celle de l’âge d’or d’un pays qui n’existe plus, et de la quête impossible de renouer avec. La Red Army 81 est un des témoins de cette période dorée qui a vu les Rođeni (les “Natifs”) remporter les deux seuls trophées de leur armoire, en 1981 et 1986. Deux Coupes de Yougoslavie dont les finales disputées à Belgrade ont été l’occasion de pour la Red Army de prendre forme et d’écrire les premières pages de son histoire.
Naissance d’une armée d’abord nommée “Crveni šejtani“
Nous sommes en 1981. Ce jour-là le Velež remporte à domicile sa demi-finale de Coupe de Yougoslavie – rebaptisée Coupe du Maréchal Tito, en hommage au dirigeant communiste mort un an plus tôt. Les Rođeni battent Buducnost 2 buts à 1 grâce à un doublé de Vahid Halilhodžić. Pour la finale, prévue à Belgrade face au Željezničar Sarajevo, les fans du club veulent frapper un grand coup. C’est seulement la deuxième fois de son histoire, après celle perdue face à l’Étoile Rouge en 1958, que le Velež parvient en finale. Les fans organisent le déplacement en grande pompe. Dans la capitale, ils seront plus de 10 000 à assister à la victoire des leurs dans cette finale 100% bosnienne. Le Velež devient alors le premier club de Bosnie-Herzégovine à remporter la coupe nationale.
La première pierre d’un réel groupe organisé pour animer les tribunes et défendre les couleurs du Velež, dans les stades et dans la rue, vient d’être posée. Comme premier nom, le groupe se choisit les “Crveni šejtani” (les Diables Rouges). Le nom définitif de “Red Army” ne s’imposera que cinq ans plus tard, à l’occasion d’une nouvelle finale de coupe, remportée cette fois-ci face au Dinamo Zagreb. Le morceau Rođeni, Rođeni, composé quelques années plus tôt et interprété par Željko Samardžić, s’affirme aussi comme hymne du club. Pour cette victoire contre le Dinamo, les supporters sont encore près de 15 000 à avoir coloré Belgrade de rouge. Et beaucoup plus à avoir fêter le retour des héros à Mostar.
Premier groupe organisé à se déclarer en association officielle, la Red Army a déjà plusieurs sous-groupes dont on retrouve dans les noms des consonances anglaises comme latines: Zealots, Eagles, Chicago, Furia, Carina. Le groupe possède même une section à Sarajevo, les Red Platoon, et a des membres à Tuzla ou encore Dubrovnik. La Red Army compte alors un millier de membres et peut s’appuyer sur un noyau dur d’une centaine de personnes.
Un groupe yougoslave, antifasciste et anti-nationaliste
D’autres déplacements mémorables sont restés gravés comme celui face à l’Hajduk Split où 8000 fans du Velež ont enflammé le Poljud, tenant en respect la Torcida rivale, tout comme la police. Lors du retour à Mostar, les fans de l’Hajduk verront une quarantaine de leurs véhicules détériorés en guise de cadeau de bienvenue. Un autre déplacement émaillé d’affrontements, à Tuzla face au Sloboda le 14 juin 1987, fait aussi partie des faits d’arme majeurs de la Red Army. Un match décisif, autant pour le Velež qui jouait le titre de champion, que pour le Sloboda qui jouait pour sauver sa peau dans l’élite. La situation avait dégénéré après que l’arbitre ait accordé deux pénaltys plus que litigieux au Sloboda. La presse locale avait abondamment couvert l’affrontement avec la police anti-émeute, généré par cet arbitrage maison, allant jusqu’à le qualifier de “Yugo-Heysel”. Expulsés du stade, les quelques milliers de fans du Velež s’étaient alors retrouvés dans les rues de Tuzla, cassant tout sur leur passage. Il y a eu de très nombreux blessés. A l’occasion de cet événement, certains membres de la Red Army s’étaient alors sentis “lâchés” par le club.
Tout ça fait de la Red Army 81 un groupe respecté au milieu des plus gros groupes du pays. Exceptée la Torcida de l’Hajduk Split – apparue dans les années 50 – la plupart voient le jour dans les années 80. Un peu comme partout en Europe, cet essor des organisations de supporters “radicaux” se fait sous la double influence du mouvement ultra italien et du hooliganisme britannique. Mais un modèle proprement balkanique de supportérisme se dessine dans ce contexte politique marqué par la montée des nationalismes serbe et croate. De nombreux virages du pays sont alors gagnés à la rhétorique ultra-nationaliste. Les tribunes favorisent la critique du régime communiste, pris dans ses contradictions face à la crise économique des années 80, et deviennent des caisses de résonance de cette flambée identitaire qui gangrène la société yougoslave et qui mènera à la folie guerrière et aux massacres ethniques du début des années 90.
Dans toute cette agitation, la Red Army se distingue par son antifascisme et son anti-nationalisme. Avec les Maniacs du Zeljeznicar Sarajevo, elle fait partie des quelques groupes de Bosnie-Herzégovine qui, au déclenchement de la guerre, ont d’abord défendu une position pro-yougoslave contrairement aux groupes serbes ou croates. On les retrouve aussi parmi les rares – avec la Horde Zla du FK Sarajevo et les Vultures de Banja Luka – à avoir fait le déplacement en Italie pour soutenir la sélection nationale yougoslave au Mondial 90.
La cicatrice des années de guerre
Ce n’est qu’après 1991, au moment où la dislocation de la Yougoslavie était devenue inéluctable, que le groupe a opté pour la défense d’une Bosnie multi-ethnique, à l’image du club et de sa communauté. D’un autre côté, le rétablissement du Zrinjski Mostar par les nationalistes croates a aussi contribué à changer la perception du Velež étiqueté comme un club “Musulman”. Mais, comme le souligne Richard Mills dans son étude sur le Velež, tant les Maniacs que la Red Army ont tenu à souligner que cette identité leur a plus été attribuée extérieurement qu’elle n’est réellement défendue avec zèle.
Ceux qui en parlent le mieux restent les membres de la Red Army eux-mêmes. «On essaie de garder l’esprit de la Yougoslavie, tel que nos parents nous l’ont raconté. Mostar était comme la Yougoslavie, avec beaucoup de mariages mixtes. C’était des temps glorieux pour la Yougoslavie, pour Mostar, et pour le Velež. Les gens avaient du travail, et surtout, il n’y avait pas de problème d’identité, surtout pour les Bosniaques. Personne ne te demandait si tu étais serbe, croate ou bosniaque, si tu étais religieux ou pas. Politiquement, on rejette le nationalisme, ce n’est pas ça l’esprit du Velež. Nos mecs ne sont pas des radicaux parce qu’ils sont encadrés par des plus anciens qui ont un esprit différent. L’histoire de Velež, c’est l’histoire d’une ville, pas d’une nationalité. Notre identité c’est mostarien, pas bosniaque, croate ou je ne sais quoi. Donc, chez nous, il y a de tout» Des propos issus de la thèse de Loïc Trégourès, auteur du livre Le chaos dans le football yougoslave.
C’est aussi le résultat d’un héritage yougoslave qui a été passé au broyeur de la Guerre des Balkans où les fondamentaux d’unité et de fraternité entre toutes les communautés ont volé en éclat. La Red Army 81 n’a elle non plus pas réussi à être complètement étanche aux divisions ethniques. Certains membres du groupe n’ont pas su résister aux sirènes nationalistes croates ou serbes. Durant la Guerre, les supporters du Velež vont se résigner à voir leur ville être prise dans les combats entre l’ARBiH bosniaque et le HVO croate, à partir du mois de mai 93. Tout comme pour le massacre de Srebrenica, l’attaque de Mostar par les milices du HVO le 9 mai 1993, est une date que les antifascistes de la Red Army n’oublient pas. Après une alliance de circonstances lors de l’été 92 pour résister aux milices serbes, le 9 mai marque le point de départ de l’accaparement armé de l’ouest de Mostar – où se trouve notamment le stade Bijeli Brijeg – par les ultra-nationalistes croates qui expulse la majorité de la population musulmane de l’autre côté de la Neretva. Emblème de cette rupture irréversible, la destruction en novembre 93 par les mortiers croates du pont qui symbolisait le lien entre les communautés, le Stari Most.
Identité? Mostarien!
Difficile de définir la Red Army sans cette cicatrice. Défendre sa ville, son honneur et son histoire, c’est l’apanage de l’essentiel des groupes de supporters. Dans une Yougoslavie qui n’existe plus, que reste-t-il à un groupe comme la Red Army 81 qui a grandit avec l’idéal titiste chevillé au corps? Se dire “mostarien”, au-delà de toute autre nationalité, est une manière de tirer un trait sur son “glorieux” passé yougoslave tout en conservant un positionnement anti-nationaliste. Sans pousser au maximum la comparaison, on retrouve des discours similaires chez des supporters de Liverpool ou de Marseille. Ce terreau anti-nationaliste est, plus qu’ailleurs dans les Balkans, toujours bien présent en Bosnie. On l’a vu lors du mouvement social de 2014 contre le chômage et la pauvreté. Nuance toutefois en tribune où le drapeau national bosniaque – version 92 à 98 – est encore parfois sorti à côté de la bâche et des drapeaux de la RA81. Même chose pour le blason de l’ARBiH. Signe que le souvenir de la guerre fait encore des fois irruption dans la tribune.
Car même une fois terminée, la guerre n’a pas cessé d’avoir des conséquence du jour au lendemain sur la vie des gens. Pour le Velež Mostar et ses fans, il a fallu se reconstruire et réapprendre à exister avec les moyens du bord, en exil à Vrapčići. D’abord au sein du championnat bosniaque, bricolé lors de l’été 94, alors que la guerre n’est pas finie. Puis à partir de 2000 avec la mise sur pied du championnat de Bosnie-Herégovine réunifiant toutes les composantes du pays. La Red Army 81 refait surface un peu avant lors de la saison 98/99, avec du matériel tout neuf. Et une nouvelle bâche, arborant comme emblème le Comanchero, semblable à celui des Green Angels stéphanois, symbole d’indépendance et de résistance. À l’image d’une Red Army à nouveau d’attaque pour encourager les Rođeni à domicile comme en déplacement. Le plus bouillant de ceux-là, en raison de la grande charge historique, est aussi le plus court. C’est le derby face au Zrinjski. Ils n’ont alors, sous une imposante surveillance policière, qu’à traverser la Neretva pour se rendre à Bijeli Brijeg et prolonger en tribune l’affrontement politique que la fin de la guerre n’a jamais éteint ni apaisé.
Aujourd’hui, et après plusieurs trous d’air au niveau sportif, le Velež retrouve des couleurs et les joutes européennes, après plus de trente ans sans qualification. Trente années au milieu desquelles, le club du peuple de Mostar a traversé l’enfer de la guerre et la spoliation de son stade. Alors quand on voit la Red Army 81, illuminer le Stari Most comme à l’occasion de ses 40 ans, on peut se féliciter qu’elle soit toujours debout.
Top article, merci !
Découvert en lisant le livre de L.Tregourès, ce club et son histoire me fascine. A tout hasard, peut-on avoir plus d’infos sur l’étude de Richard Mills ? Merci
Merci à toi Vinc’!
L’article de Richard Mills, en anglais est accessible en suivant ce lien:
https://ueaeprints.uea.ac.uk/id/eprint/40335/1/VELEZ_MOSTAR_FOOTBALL_CLUB___.pdf