Sindelar est l’homme qui n’est jamais mort

La vie de Matthias Sindelar, élu sportif autrichien du 20e siècle, méritait bien un roman. Avec L’homme qui n’est jamais mort, sorti aux éditions JC-Lattès en janvier 2020, Olivier Margot a relevé le défi.

La plupart des artistes laissent des traces de leur passage sur terre. On peut encore admirer les tableaux de Picasso ou de William Turner, entendre jouer les compositions d’Erik Satie ou de Schubert, lire les œuvres de Cervantes ou d’Aragon. Comment revivre les actions de classe de ces joueurs qui ont écrit les lettres de noblesse du football et dont les images vidéo sont rares ou inexistantes ? Le fait qu’il fasse partie de cette catégorie d’artistes là ne fait aucun doute. Mais il nous manque une matière sur laquelle fixer notre imaginaire.

C’est l’exercice auquel s’est essayé Olivier Margot dans son roman L’homme qui n’est jamais mort. Un roman biographique qui reconstitue le puzzle de l’histoire de Sindelar malgré des trous, liés à la disparition d’archives. Ces pièces manquantes il a fallu les romancer avec le soucis de les rendre « vraisemblables ». Tout ça permet au lecteur de marcher avec un peu plus de précision historique sur les pas d‘un Matthias Sindelar dont le destin est indissociable de celui de la Vienne Rouge de l’entre-deux-guerres et ses kafeehausen, cafés essentiels à la vie culturelle mais aussi footballistique.

Métropole intellectuelle et cosmopolite, Vienne est une capitale tenue par la gauche dans une Autriche ultra conservatrice. Ce qui en fait un laboratoire de « l’austro-marxisme » et du « socialisme municipal » avec sa politique de logement social incarnée par le Karl-Marx-Hof, véritable symbole de l’amélioration de la condition ouvrière.

Sindelar qui a grandit dans le quartier ouvrier Favoriten, est le « pendant footballistique » de cette Vienne là où sa famille s’est installée après avoir quitté sa Moravie d’origine. Le père de Matthias est un de ces nombreux travailleurs venus du royaume de Bohême se faire durement exploiter dans l’enfer des briqueteries. A sa mort lors de la boucherie de 14/18, Matthias endosse la responsabilité de devoir ramener un salaire à la maison en travaillant dans un atelier de serrurerie.

Pièce maîtresse du Wunderteam

Jusqu’à sa mort, Matthias Sindelar a gardé cette mentalité ouvrière faite d’un sens aigu de la solidarité et du collectif. Pour l’éternité, son nom est lié à celui du Wunderteam, surnom de la sélection nationale autrichienne des années 30, dont il fut un des canonniers. Bâti par Hugo Meisl « dans l’idéal utopique d’une transformation collective, créatrice et ludique de la classe ouvrière », le Wunderteam pratique un jeu fait de passes courtes, marque de fabrique de ce qu’on appelle « l’école Danubienne ». C’est tout simplement l’une des meilleures équipes de cette décennie obscurcie par la montée du nazisme dans le Reich voisin.

Comme un symbole, l‘acte fondateur du Wunderteam a lieu à Berlin en 1931 avec une démonstration contre l’Allemagne qui se fait marcher dessus, 6 à 0. Une année 31 parfaite sur le plan sportif, que la sélection conclut invaincue.

Comme de nombreux jeunes fils d’ouvriers de toutes les époques, ses premiers terrains de jeu seront les rues de son quartier ou sur les Gstätten, ces terrains vagues, sortes de pendants viennois du potrero argentin. Adolescent d’une maigreur qu’on dirait maladive, le talent balle au pied de Matthias est déjà éblouissant. Il intègre la Hertha Wien à 15 ans. Quelques années plus tard, il pourra faire du football son métier car en 1924 l’Autriche est le premier pays du continent à instaurer le professionnalisme.

Une aubaine en forme d’ascension sociale et culturelle pour Sindelar dont le club est rebaptisé Austria Wien. En quelques années, il devient une star du football. Celui qu’on surnommait Der Papierene, « l’Homme de Papier », tant en raison de sa maigreur que de son art de se faufiler dans des espaces impossibles, a atteint un tel niveau de virtuosité qu’on le surnomme « le Mozart du football ». Il côtoie la faune artistique viennoise, d’égal à égal, notamment l’acteur Attila Horbiger qui suit assidûment le Wunderteam, y compris parfois en déplacement.

Matthias Sindelar attire les foules à Londres, à Bruxelles comme à Paris. On se bouscule pour voir jouer celui qui est qualifié de « super phénomène ». En club, avec l’Austria, il découvre la Mitropa Cup, première compétition européenne, qu’il remporte en 1933 contre les italiens de l’Ambrosiana. Un an avant la Coupe du Monde prévue en Italie pour laquelle le Wunderteam a un statut de favori. Mais l’équipe est à l’image de la situation politique qui se dégrade rapidement. En février 34 éclate la guerre civile autrichienne qui voit l’écrasement des forces socialistes et débouche sur le régime fasciste du Ständestaat. Sur d’autres terres fascistes, la Coupe du Monde qui suit, entachée de corruption, sonnera le début du déclin du Wunderteam, « mort, ébranlé par la guerre civile, décimé par ces temps impitoyable » écrit Olivier Margot.

« Minuit dans le siècle »

Les lueurs du Front Populaire en France et de la révolution ouvrière avortée en Espagne n’y changeront rien. Les temps s’assombrissent cruellement sur toute l’Europe et la guerre se rapproche. L’expansionnisme sans limite de l’Allemagne hitlérienne débouchera sur l’annexion d’une Autriche consentante en mars 38.

Club historique de la petite-bourgeoisie juive, l’Austria Wien est aryanisé et ses dirigeants débarqués. Entre-temps, Hugo Meisl est mort et plusieurs footballeurs qui ont senti le vent tourner ont fuit en France ou en Suisse. De son côté, Matthias Sindelar a toujours refusé de quitter Vienne, malgré une offre de Manchester United. Enraciné, il rachète même à une famille juive un café à Favoriten. Il en fera le seul café viennois à ne pas interdire l’accès aux non-aryens. Comme le raconte Olivier Margot, Sindelar « déclarait publiquement aimer le “brauner”, le café noir éclairci d’une goutte de lait, et détester les “braunen”, les chemises brunes nazies. » Suffisant pour en faire un personnage suspect et dérangeant aux yeux de la Gestapo qui lui aura probablement fait payer.

La dernière apparition du Wunderteam est organisée par les autorités, au lendemain de l’Anschluss et à la veille d’un référendum destiné à valider l’intégration de l’Autriche au IIIe Reich, sous la forme d’un match face à la sélection allemande. Un match qui a contribué au mythe de Matthias Sindelar, buteur ce jour-là et narguant les officiels nazis en guise de célébration. Mais, même victorieux le Wunderteam a fait ses adieux définitifs. Ceux de Matthias Sindelar n’allaient pas tarder. Quelques jours avant ses 36 ans, il est retrouvé mort, asphyxié. La version officielle de sa mort, établie par les autorités nazies, concluant à une cause accidentelle, n’a jamais vraiment convaincu.

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