Depuis le 20 mars, les six épisodes de The English Game, série réalisée par Julian Fellowes, sont à l’affiche sur Netflix. La série revient sur une période charnière de l’histoire du football et permet de mieux saisir les rapports de force des années qui ont précédé l’avènement du football professionnel en 1885.
« Créé par les pauvres, volé par les riches » proclamait, en janvier 2017, ce tifo célèbre des ultras du Club Africain Tunis à l’occasion d’un amical face au PSG au Stade Olympique de Radès. Derrière ce slogan, l’expression d’une tension sociale qui n’a jamais cessé de traverser le football, et son industrie. Bémol historique toutefois, si la classe ouvrière a écrit ses lettres d’or, le football a bien été créé par les riches, pour les riches. Développé au sein des Public Schools de la bourgeoisie anglaise, persuadée d’avoir créé une version « civilisée » de la soule populaire, le football est d’abord pensé comme un instrument pour discipliner cette jeunesse bien née. Sorti du girons scolaire, il va rester quelques années encore un sport qui ne se joue qu’entre gentlemen, au nom du « jeu pour jeu » propre à la morale aristocratique, qui perdurera un temps à travers l’olympisme. Mais la popularité grandissante de ce sport dans le nord ouvrier de l’Angleterre va changer la donne.
« Our rules »
Cette dimension sociale est omniprésente dans la série historique de Julian Fellowes. Le basculement vers un football “démocratisé” et ouvert aux ouvriers est souvent résumé à la victoire du Blackburn Olympic en finale de la FA Cup 1883 contre les Old Etonians. Première victoire de l’histoire d’une équipe d’ouvriers, mettant un terme à la domination des grandes écoles. The English Game montre bien le processus, et les rapports de force, qui ont mené à ce basculement. Avec quelques adaptations scénaristiques, on suit Fergus Suter, et son vieux compère Jimmy Love. Les deux joueurs écossais arrivent dans le Lancashire au Darwen FC, club rattaché à la petite usine textile de la ville employant 177 ouvriers, en provenance du Partick FC. Les deux hommes jouent contre rémunération. Pratique répandue au sein des clubs du nord du pays mais qui est dénoncée comme du « professionnalisme déguisé » par la Football Association (FA), tenue par les membres des clubs londoniens issus de la tradition des grandes écoles : Old Etonians, Old Carthusians, Royal Engineers etc.
Cette élite sociale s’est taillée sur mesure un ensemble de règles, dites Cambridge Rules, faisant du football sa chasse-gardée. Considéré comme un vice, le professionnalisme – ou « amateurisme marron » – est strictement interdit par les règlements de la Fédération. C’est un motif d’exclusion de la Cup créée en 1871 et unique compétition nationale. Quand, pour les ouvriers, jouer pour de l’argent est une nécessité économique, l’amateurisme sportif tel qu’il existe dans l’Angleterre du 19e siècle est clairement un privilège bourgeois. Ces règles remplissent aussi une fonction politique. Comme toutes lois, ces « lois du jeu » garantissent les intérêts de ceux qui les ont écrites, de telle sorte que la classe ouvrière puisse être mise hors-jeu.
Car avec l’essor du football dans le bassin ouvrier, vu par l’aristocratie du football comme une « épidémie », les jours de ce football confisqué par l’élite sociale sont comptés. Une opposition qui se traduit aussi sur le terrain où les équipes d’ouvriers s’appuient sur le « passing game », façonné sur les terrains écossais. Ce jeu en passes inaugure une conception collective du football, reflet de la mentalité ouvrière, contrairement au « dribbling game » individualiste des bourgeois qui portent la balle jusqu’à la perdre.
« The game is changing »
Mais ce n’est pas tant la classe ouvrière qui lui conteste son leadership que le patronat de l’industrie du textile qui dirige les clubs du nord ouvrier. Il voit dans la professionnalisation des joueurs un moyen rapide de bâtir des équipes compétitives à même de remporter la Cup. Un remake des classiques contre les modernes se joue. Tandis que la Football Association, farouchement opposée à ce que le football devienne une industrie, s’agrippe à son règlement aristocratique, le patronat du nord et la Fédération du Lancashire entrevoient déjà le potentiel économique d’un football professionnalisé et les profits à tirer de la passion populaire naissante. La première pierre de l’industrie du football a été posée à Blackburn.
Le banquier Arthur Kinnaird, joueur phare des Old Etonians, est l’autre personnage principal dont on suit la trajectoire dans The English Game. Présent sur le terrain lors de la finale perdue face à Blackburn Olympic, il a senti le vent tourner. Deux ans après la finale de 1883, le professionnalisme est instauré. En 1888, le premier championnat professionnel est organisé et en 1890, Kinnaird devient président de la Fédération. Il le restera 33 ans, jusqu’à sa mort.
The English Game n’idéalise pas l’avènement du professionnalisme. Surtout quand on sait que, même mieux payés que dans les usines, les joueurs professionnels vont être exposés à un patronat agressif. Le même qui baisse les salaires des ouvriers, plafonnera longtemps les salaires des footballeurs. Une situation qui conduira les joueurs à s’organiser syndicalement. L’épicentre de cette contestation était à Manchester. Toujours dans le Lancashire. Une expérience de courte durée qui aurait pu faire dire à Gary Lineker que le football est un sport qui se joue à 11 contre 11, et que c’est le patronat qui gagne à la fin.
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