9 janvier 1993: Le plus beau but de Cantona était une passe

Avez-vous déjà entendu dire que le plus beau but était une passe? Au-delà du pur aspect esthétique, la beauté réside dans l’idée de donner, d’offrir, voire de se mettre au service du buteur. Les exemples ne doivent pas manquer. Mais le plus emblématique, aussi parce qu’il a été mis en scène au cinéma, reste celui d’Eric Cantona pour Dennis Irwin.

Savoir donner. Dans Looking for Eric, comédie sociale de Ken Loach, Eric Bishop, un déprimé chronique débordé par son métier de facteur et son quotidien de père célibataire semble avoir perdu goût à la vie et toute faculté de se battre quand la présence hallucinatoire de son idole Eric Cantona arrive à son secours. Eric “The King”, qui joue son propre rôle dans le film, se transforme en coach personnel d’Eric Bishop qui en a bien besoin vu la une piètre image qu’il a de lui-même. Lorsqu’il questionne Cantona sur lequel de tous les buts qu’il a marqué pour Manchester United le rend le plus fier, la star lui répond qu’il ne s’agit pas d’un but mais d’une passe. Une passe décisive lors d’un match contre Tottenham. Un don, une offrande. Manière allégorique de rappeler la force du collectif, de l’entraide et du partage pour s’en sortir, quand le capitalisme produit et entretient l’atomisation des exploités et le repli individualiste.

Eric Cantona reproduit un geste semblable à la passe pour Irwin, lors d’un Manchester Utd – Sunderland à Old Trafford le 21 décembre 1996. Victoire des Red Devils 5-0. Crédit: Mark Thompson/Allsport

23e journéee: Man U – Tottenham. En cette saison 92/93, le football anglais inaugure sa Premier League. Une nouvelle formule qui voit le jour sous la pression du Big 5 d’alors (Arsenal, Man U, Everton, Liverpool & Tottenham) et des chaînes télé (dont Sky TV de Rupert Murdoch). Les 20 clubs de l’élite obtiennent alors la possibilité de gérer et négocier eux-mêmes les droits de retransmission des matchs. Cette transformation marque la naissance de l’ère du football libéral, les foires aux transferts et les revenus télé faramineux qu’on connaît aujourd’hui. Cette saison-là, le championnat est remportée par le Manchester United d’Alex Ferguson avec 10 pts d’avance sur Aston Villa et Norwich. Piteusement éliminé début septembre au premier tour de la Coupe de l’UEFA par le Torpedo Moscou, le début de saison des Red Devils ne laissait pourtant pas présager cette issue heureuse. La signature fin novembre de Cantona, en provenance de Leeds Utd avec qui il venait d’être sacré champion l’été précédent, a coïncidé avec le changement de rythme de Man U. Avant son arrivée, l’équipe affichait 6 victoires, 6 nuls et 4 défaites au compteur et pointait à la 8e place du classement. Cantona s’affirme comme l’ingrédient qui manquait jusque-là pour que la mayonnaise prenne. A partir du 28 novembre 1992, Manchester United affiche un bilan de 18 victoires, 6 nuls et seulement 2 défaites. Rythme qui lui permet de remporter son premier titre de champion d’Angleterre depuis 26 ans.

23e journéee: Man U – Tottenham. Durant le mois de décembre l’équipe régale ses fans et son début d’année 93 illustre parfaitement cette montée en puissance. Les Red Devils avaient d’ailleurs parfaitement débuté l’année par un succès 2-0 contre Bury en FA Cup à Old Trafford. Quatre jours plus tard, en championnat, ils reçoivent Tottenham devant plus de 35 000 personnes. Depuis la journée précédente et une victoire écrasante contre Coventry (5-0), Manchester United est en tête de la Premier League. Au soir de la 16e journée, si ça n’était pas encore un objectif inespéré, ça n’était pas vraiment envisageable. Mais à l’heure de recevoir Tottenham, les joueurs d’Alex Ferguson sont en pleine bourre. Erik Thorstvedt, le gardien de but norvégien des Spurs, s’emploie à plusieurs reprises face à Cantona, Giggs ou McClair pour garder le 0 – 0. Mais à la 40e minute, il s’incline une première fois sur une tête lobée de Cantona à la réception d’un centre de Dennis Irwin.

Une caresse. Il ne faut que quelques minutes au retour des vestiaires pour que Cantona rende la pareille à son compère Irwin, arrière-gauche très offensif, au cours d’une action restée dans les mémoires. Le ballon parvient côté gauche, suite à un corner joué côté droit. Steve Bruce le récupère au second poteau et temporise aux abords du point de corner avant de ressortir le cuir vers Denis Irwin, venu en soutien devant une défense de Tottenham bien regroupée. Irwin décale alors Cantona au 20 mètres avant d’appeler dans le dos de la défense. Coup de génie instinctif de Cantona qui lui remet d’une passe piquée instantanée. Une caresse de l’extérieur de la chaussure donnant au ballon l’effet lifté nécessaire pour qu’il revienne dans les pieds d’Irwin comme s’il lui avait été déposé par un oiseau survolant l’alignement défensif des Spurs. Après ce geste en forme d’offrande, il ne restait plus qu’à soigner la finition. Deux touches de balle plus tard, le temps de préparer son tir, le pied d’Irwin ne tremble pas et envoie le cuir sous la barre de Thorstvedt.

Ôde au collectif. Au football, le ballon va plus vite que n’importe quel joueur balle au pied. Le faire circuler entre partenaires en direction du but adverse est devenu la base du football depuis l’avènement du passing game aux alentours de 1880, sous l’influence des premiers clubs écossais acquis à cette façon de jouer. Même s’il s’agit souvent alors d’un jeu de passe assez rudimentaire fait de longs shoots vers l’avant, ancêtre de ce qu’on appelera encore plus tard le Kick and Rush. Dès lors, fluidifier, améliorer, accélerer ce jeu de passe est devenu une des clés des évolutions du football. Bien que des individualités soient toujours sorties du lot, le caractère indispensable de la passe rappelle que le collectif, et donc la solidarité entre tous les éléments de ce collectif, est à la base du football. Le collectif prévaut donc sur les individualités qui, à l’inverse, ne peuvent rien isolées. Dans le bouquin Eloge de la passe, sorti en 2012 aux Editions Libertaires, Wally Rossell note « Le passeur n’est pas le propriétaire de la balle, il la possède (au sens proudhonien du terme). Le passeur reste maître de son geste. Comme en société libertaire, il est libre de jouer seul. Mais seul, il n’existe pas, il ne peut pas progresser et même tout simplement survivre. C’est le principe de l’entraide chère à Pierre Kropotkine. La passe est un acte altruiste, où la liberté du passeur (je donne le ballon à qui je veux, quand je le sens) est entièrement dépendant de la disponibilité de ses propres co-équipiers. Cet acte individuel ne prend tout son sens que s’il se met au service du groupe. »

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