“À cause de la littérature, le football a perdu un grand attaquant”, Luis Sepúlveda

(©Flickr/Paolo Benegiamo)

Passionné de football depuis tout petit, Luis Sepúlveda avait écrit un article pour le journal argentin Clarín en juin 2014, au moment de la Coupe du Monde au Brésil. “Comment je suis devenu écrivain par défaut” raconte comment il a délaissé son rêve de devenir professionnel pour la poésie.

Il m’est arrivé, poussé par des amis, de me livrer à quelques confidences sur le pourquoi et le comment je me suis décidé à devenir écrivain ou, pour le dire plus modestement, à me rapprocher de la littérature. J’envie parfois les écrivains qui confessent avoir vécu en compagnie de vieilles bibliothèques familiales bien garnies, qu’ils accusent coquettement d’avoir ” réveillé leur vocation”. Ce n’est pas mon cas. J’ai grandi dans un quartier prolétaire de Santiago du Chili et, bien qu’il y ait eu quelques livres dans ma maison, surtout de la littérature d’aventure, Jules Verne, Emilio Salgari, Jack London, Karl May, il serait épouvantablement vain de dire que c’était une bibliothèque, et encore plus d’accuser ces livres innocents d’être à l’origine de ce que je fais. Non, je suis devenu écrivain grâce au football.

Sélection du Chili pour le Mondial 1962 organisé au pays.

Quand j’étais enfant, ou un pré-adolescent de 13 ans, mon grand rêve était d’exceller dans le football et de devenir un jour un professionnel de ce grand sport. Je me voyais porter le maillot du club de mon cœur, Magallanes, le doyen du football chilien et, si tout allait bien, porter un jour le maillot rouge de l’équipe nationale chilienne. Je ne jouais pas mal. J’étais attaquant dans l’équipe des jeunes du “Unidos Venceremos F.C.”, l’un des quatre clubs de mon quartier Vivaceta, un coin célèbre de Santiago parsemé d’usines textiles, de bordels, de quilombos, de discothèques où l’on servait du vin corsé, de deux stades et fièrement prolétaire. C’est également dans ce quartier qu’est né “Chamaco” Valdés, qui jouait à l’époque pour Colo Colo, venait d’être engagé par la Juve en Italie et, bien sûr, était attaquant de l’équipe nationale. Le pedigree n’était pas ce qui manquait au quartier ne manquait.

Mon entrée en littérature a ainsi commencé un dimanche d’été lorsque, chaussures de football sur les épaules, je marchais en direction du stade Lo Sáenz, propriété du syndicat Santiago Watt qui regroupait les travailleurs de la compagnie chilienne d’électricité, “Chilectra”, où se jouait la coupe de quartier.

Dans ces années-là, on prenait soin de ses chaussures, on les enduisait de graisse de cheval et, selon les caractéristiques du terrain de football où l’on jouait, on changeait les crampons: souples, en caoutchouc de vieux pneus quand on jouait sur un terrain en terre, durs, généralement de simples semelles quand le terrain était très sec, et plus légers, presque toujours en os, quand on avait le plaisir de jouer sur un terrain gazonné.

Notre “Mister Pipa” – appelé ainsi en hommage à l’entraîneur de la bande dessinée la plus lue au Chili, “Barrabases” qui, entièrement dessinée par Themo Lobos, mettait en scène chaque semaine un match de football imaginaire – nous donnait des conseils dans le vestiaire et nous expliquait sa tactique. Nous jouions en 4-2-4 classique et j’avais l’habitude de jouer en 11 ou en 10 lorsque notre attaquant Chico Valdés était absent pour une raison ou pour une autre. J’étais également chargé de tirer les penalties et, modestement, je les ratais rarement. Enfin, ma mission consistait à amener le ballon pratiquement au poteau de corner et, de là, à délivrer de bons centres aux garçons qui envahissaient la surface adverse.

Ce dimanche-là, je marchais dans ma rue, il était tôt car nous, les “enfants”, jouions à 10 heures du matin, quand soudain j’ai vu un camion de déménagement devant une maison. Une nouvelle famille venait de s’installer dans mon quartier, deux adultes étaient en train de déplacer des meubles du camion à la maison, j’ai proposé de leur donner un coup de main et, alors que je portais une petite table, je l’ai vue.

C’était la plus belle fille que j’avais jamais vue en treize ans de vie. En la voyant, je me suis transformé en une véritable furie transportant des chaises, des tables, des matelas, des paquets de vêtements, des cartons. Je n’exagère pas en disant que je suis pratiquement sorti tout seul du camion et que j’ai porté la plupart des affaires de la famille dans la maison. Lorsque j’ai senti que je devais aller au stade, j’ai dit au revoir, la mère a insisté pour me servir une boisson gazeuse et a ordonné à la fille de m’apporter un “Orange Crush”. J’ai accepté la bouteille non sans émotion, puis la mère m’a dit : «Gloria, pourquoi n’invites-tu pas ton ami à ton anniversaire dimanche prochain

Pour dire la vérité, la plus belle fille que j’avais jamais vue en treize ans de vie m’a invité sans grand enthousiasme. Et je me suis dirigé vers le stade en répétant son nom: Gloria. J’étais comme aux anges.

Ce matin-là, j’ai mal joué. Très mal. J’ai même raté plusieurs passes alors que c’était ma spécialité. L’entraîneur m’a crié : “Concentre-toi ! Mais qu’est-ce qui t’arrive? Moi, j’étais aux anges. L’équipe a joué deux mi-temps de quinze minutes. J’ai passé la deuxième mi-temps sur le banc. L’entraîneur a pris ma température et m’a demandé ce que j’avais mangé au petit déjeuner. Je demeurais aux anges. Ce match s’est soldé par une défaite pour “Unidos Venceremos F.C.”. Tous mes coéquipiers m’ont insulté, l’entraîneur a appelé au calme en rappelant que la noblesse du football, c’est de savoir accepter la défaite. Quant à moi, j’étais toujours aux anges.

J’ai passé une semaine atroce à réfléchir à ce que j’allais offrir à Gloria pour son anniversaire. Un disque? J’ignorais ses goûts musicaux. Un livre? Lequel? Une tablette du meilleur chocolat “Costa”? Et si ça ne lui plaisait pas? Finalement, j’ai décidé de me séparer du plus grand de mes trésors, du plus précieux de mes biens, et cela ne m’a fait aucun mal. Le dimanche suivant, à cinq heures de l’après-midi, je me suis donc rendu chez Gloria avec mon trésor bien emballé dans un papier coloré. Je l’ai trouvée entourée d’autres garçons du quartier, souriante, plus belle que dimanche dernier et, jouant des coudes, je suis arrivé jusqu’à elle. Tremblant de joie, je l’ai serrée dans mes bras, j’ai marmonné un joyeux anniversaire et je lui ai tendu le cadeau.

− Merci, dit-elle en le posant sur un meuble où il y avait d’autres paquets soigneusement emballés.

− Ouvre-le, dis-je d’une voix qui se voulait assurée, mais sans y parvenir.

− J’aime bien ouvrir les cadeaux quand je suis seule, répondit-elle en reportant son attention sur les autres garçons qui l’entouraient.

− Maintenant! Ouvre-le maintenant”, ordonnai-je, sûr que dès qu’elle verrait mon cadeau, cette cour de requins s’évaporerait instantanément.

Ses beaux yeux qui passaient du marron clair au vert émeraude se sont élargis de surprise, elle a pris le paquet, a enlevé le ruban, l’a déballé et, à mon grand étonnement, a attrapé le plus grand de mes trésors avec le geste que l’on ferait pour ramasser une souris morte. Elle a marmonné un “merci” sans enthousiasme et l’a reposé avec les autres cadeaux qu’elle avait reçus.

− Une photo. Et je t’ai déjà remercié”, a-t-elle répondu en dirigeant son regard vers le groupe de requins qui marmonnaient : «Bouge de là, boulet», «Va voir là-bas s’il pleut» et d’autres phrases franchement hostiles. L’entraîneur répétait que la noblesse du football est de savoir accepter la défaite, mais il a aussi insisté sur le fait que la victoire est dans la persévérance. Je suis donc retourné faire face à ses beaux yeux pour lui expliquer ce que je venais de lui offrir.

− Non Gloria. Ce n’est pas une photo. C’est La Photo, m’exclamai-je en lui montrant la photographie de la sélection nationale chilienne de football avec les signatures de toutes les stars qui avaient terminé à la troisième place de la Coupe du monde, jouée au Chili en 1962, c’est-à-dire quelques mois auparavant, et qui allaient à jamais faire honneur au football chilien. Il m’avait fallu des heures, des jours, des semaines, des mois pour obtenir toutes ces signatures, y compris celles de Michael Escutti, le gardien de but, de Jorge Toro, le meilleur buteur, de Leonel Sánchez, de Tito Foulleaux, d’Eladio Rojas, qui avait marqué un but du milieu de terrain à Lev Yashin et le gardien russe, l’Araignée Noire, l’avait applaudi. Sur cette photo se trouvaient tous les immortels.

− Je n’aime pas le football, a-t-elle répondu. Et dans cette phrase, j’ai découvert le venin des amours impossibles et la cruelle signification du hors-jeu.

− Et on pourrait savoir ce que toi tu aimes?, ai-je lancé avec la certitude d’une cause perdue.

− J’aime la poésie, a-t-elle répondu avant de disparaître de ma vie. Mais elle n’a pas disparu pour toujours car j’ai continué à penser à elle, à la regarder de loin lorsqu’elle se rendait à l’arrêt de bus dans son uniforme du Liceo 2, celui des filles. Un jour, un livre de poèmes de Pablo Neruda m’est tombé entre les mains: Vingt poèmes d’amour et un chant de désespoir. Lorsque j’ai lu le vingtième poème, j’ai senti que Neruda l’avait écrit en pensant à moi et à ma cause perdue. Je suis devenu un fervent lecteur de poésie. De García Lorca à Antonio Machado, de Gabriela Mistral à León Felipe, de Neruda à Pablo de Rokha, et au fil du temps, l’amour des mots s’est révélé à moi comme un amour fidèle qui ne me trahirait jamais. Gloria avait disparu de ma mémoire lorsque j’ai commencé à écrire de la poésie, ou ce que je croyais pouvoir être de la poésie.

J’ai arrêté de jouer pour “Unidos Venceremos F. C.”, j’ai donné mes chaussures à un ami, dans leur boîte en carton d’origine, avec plusieurs jeux de crampons et un bidon de graisse de cheval. Il m’arrivait encore de me joindre aux garçons qui disputaient une partie informelle dans la rue, généralement avec une balle de chiffon, et dès que quelqu’un me demandait : “Alors mec, qu’est-ce qui s’est passé pour que tu quittes le club?”, je mettais les voiles. Jeune homme et pré-adulte, je me suis rendu à quelques reprises au siège social du club pour la fête d’anniversaire et, un verre à la main, j’ai regardé la galerie de photos. Sur l’une d’entre elles, je me trouvais à l’époque où nous étions champions du quartier, sérieux et fier de porter le maillot rayé rouge et blanc. Plus tard, quand je le pouvais, j’allais au stade pour voir jouer Magallanes et, fidèle j’étais, et fidèle je reste à la Vieja Academia. Fidèle quand elle a été reléguée en deuxième division, fidèle quand la malchance l’a fait descendre à nouveau et qu’elle a fini par jouer dans les potreros, fidèle quand elle est remontée en deuxième division et de là en première division, avec son infatigable petite fanfare qui joue le “Manojito de Claveles” et d’autres mélodies pendant 90 minutes.

De potentiel crack, je suis donc devenu un auditeur du football radiodiffusé, un adepte des émotions transmises par Sergio Silva et Darío Verdugo : «L’attaquant se réveille avec des signes évidents de douleur à la jambe gauche et nous lui recommandons de prendre immédiatement un Mejoral, ¡mejor que mejor mejora Mejoral!» La vie est une somme de doutes et de certitudes. J’ai un grand doute et une grande certitude. Le doute, c’est de savoir si la littérature aura gagné quelque chose de mon engagement dans l’écriture. Et la certitude, c’est de savoir qu’à cause de la littérature, le football a perdu un grand attaquant.

 

(Trad. YDH)

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