Équipe de France et Marseillaise: de l’indifférence à l’injonction

Depuis plusieurs années maintenant, la question du chant de la Marseillaise en sélection est devenu un sujet sensible sous les coups de boutoir des nationalistes de tous poils. Jusqu’à ce qu’on les supprime, les hymnes – guerriers ou non – serviront de support à l’exaltation des sentiments identitaires dans le football.

La victoire de l’équipe de France lors du Mondial 2018 a souvent été présentée, y compris par les franges réactionnaires, comme un “sans faute” au niveau de l’image et du sentiment patriotique. Pour la première fois depuis longtemps, l’attachement des joueurs à leur pays n’avait pas été mis en doute par les éditorialistes d’extrême-droite. La capacité des Bleus à reprendre la Marseillaise à pleins poumons a semble-t-il fait la différence. Comment alors, du rituel protocolaire d’avant-match, la Marseillaise est-elle devenue au fil du temps un outil de mesure du degré de patriotisme des joueurs?

 Chanter la Marseillaise, une pression relativement récente

Après le 1/4 de final victorieux contre les Pays-Bas, lors de l’Euro 96, Jean-Marie Le Pen enclencha le la polémique. « Contrairement aux autres nations, ils ne chantent pas la Marseillaise tout simplement parce qu´ils ne la savent pas, étant pour la plupart des étrangers naturalisés français aux seules fins de faire partie de la sélection. » Ce n’était pas la première saillie raciste de Le Pen contre une équipe de France pas assez gauloise à son goût. Mais les attaques de Le Pen n’étaient alors portées que par une extrême-droite marginalisée, qui se heurtait encore au “front républicain” des principaux partis parlementaires. Aimé Jacquet, sélectionneur, s’était d’ailleurs permis de répliquer que le maillot bleu était « très bien défendu ».

Mais cette porte ouverte par le Front National allait être empruntée quelques années plus tard par une part importante de la classe politique. Les médias allaient aussi mettre leur grain de sel. Il fallut cependant compter douze ans avant de voir ressurgir des polémiques autour du fait de chanter ou non la Marseillaise. Entre temps, la victoire de 98, et ses couplets en forme d’ode à la France “Black Blanc Beur”, avait retardé l’échéance et contribué à éloigner ponctuellement l’extrême-droite du débat.

Les joueurs chantaient-ils tous pour autant la Marseillaise? Même si c’était le souhait d’Aimé Jacquet et de Roger Lemerre, l’obligation de la chanter ne figurait pas dans aucun contrat. Barthez ne la chantait pas, Zidane non plus. Et pourtant, le seul de cette génération dorée à qui ce fut reproché est Christian Karembeu. Le joueur né en Kanaky, dont plusieurs aïeux furent exposés lors de l’Exposition Coloniale de 1931 à Paris, était le seul à politiser son choix: il refusait de chanter la Marseillaise en hommage à l’histoire de son peuple.

Plus belle quand on la siffle?

Le 6 octobre 2001. Un match entre la France et l’Algérie est organisé. La pelouse sera envahie par les supporters, dont beaucoup aux couleurs des Fennecs.

Le milieu des années 2000 est néanmoins marqué par un retour en fanfare des questions identitaires. Cheval de bataille de la droite dite “décomplexée” dont le chef de file est Sarkozy. La jeunesse des quartiers paupérisés, souvent issue de l’immigration, est la cible de la surenchère sécuritaire. La stigmatisation des Musulmans, sommés de justifier leur “compatibilité” avec les valeurs de la République, gagne du terrain. Les discours racistes et xénophobes se normalisent au sein de la classe politique. Dans ce climat général, l’explosion sociale semble inévitable. Elle prendra la forme des émeutes de 2005, en réaction à la mort des jeunes Zyed et Bouna, électrocutés sur un site EDF alors qu’ils étaient pris en chasse par la police.

Durant cette période, l’équipe de France reste épargnée. Certains cadres, Zidane, Thuram et Vieira, sont encore là. La page de 98 n’est pas définitivement tournée. Deux matchs au Stade de France marquent toutefois les esprits. Coup sur coup, la Marseillaise y sera copieusement sifflée. Une première fois lors du France-Algérie du 6 octobre 20011, lourd de symboles historiques, et interrompu suite à l’envahissement du terrain. Puis quelques mois plus tard, dans un autre registre, lors de la finale de Coupe de France aux airs d’indépendance, entre Bastia et Lorient. Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, n’avait pas manqué d’instrumentaliser ces deux épisodes, le parfait prétexte pour créer de toute pièce le délit “d’outrage au drapeau ou à l’hymne national” en 2003.

L’Hémisphère droit prend le dessus

Les critiques essuyées par les Bleus sous l’ère Domenech étaient, dans un premier temps, des critiques essentiellement sportives. Mais l’échec cuisant lors de l’Euro 2008 va marquer un vrai tournant. La crise économique de 2008 n’est évidemment pas étrangère à la montée des crispations identitaires dans la société et à la banalisation du discours nationaliste. L’extrême-droite voit les autres forces politiques venir chasser sur ses terres de prédilection. L’équipe de France peut difficilement échapper à cette réalité, d’autant que la Fédération adopte une nouvelle stratégie de communication basée sur l’expression ostensible de l’attachement des Bleus à la patrie. L’objectif qui sous-tend ce virage est de répondre au public, du moins à sa frange qui se plait à faire le lien, dès que l’occasion se présente, entre les mauvaises performances et un supposé manque d’attachement des joueurs à leur pays

Suite à l’Euro raté de 2008, la FFF, par la voix de son président Jean-Pierre Escalettes, va faire appel à la boîte de communication “Hémisphère Droit”. L’enjeu est alors de soigner cette image écornée des Bleus. D’emblée, l’agence dirigée par le sarkozyste Franck Tapiro, préconise que les joueurs chantent la Marseillaise. « Ça ne dure que 2 minutes, alors que ça fait plaisir à des millions de Français ». Une mesure validée par Escalettes. Il fait même inscrire dans la “Charte de bonne conduite”, soumises aux joueurs sélectionnés, l’obligation de chanter l’hymne national. Les joueurs refusent en bloc cette nouvelle disposition qui leur est imposée. A la même période, un certain Jean-Claude Guibal, député UMP, avait également déposé une proposition de loi à l’Assemblée visant à « contraindre les sportifs à chanter l’hymne national, sous peine d’exclusion de la sélection ». Laurent Blanc avait jugé triste que les députés n’aient « que ça à penser en période de crise », avant de reprendre les rênes de l’équipe de France quelques mois plus tard.

Mais l’idée principale est là, comme le ver dans le fruit: pour renvoyer une bonne image, la sélection nationale doit flatter la fibre patriote des supporters. Une leçon assimilée à la lettre par l’équipe de Deschamps et parfaitement récitée lors du Mondial 2018. Sélectionneur de 2010 à 2012, Laurent Blanc a eu moins de réussite. Chargé de racheter une virginité à l’équipe après le traumatisme de la “grève” de Knysna, Laurent Blanc avait demandé aux joueurs de chanter la Marseillaise. Son “mandat” de sélectionneur fut aussi marqué par “l’affaire des quotas” de joueurs binationaux en équipe de France. Précipitant le départ de Blanc, cette bombe médiatique sortie par Médiapart2, illustre combien la question identitaire est alors au cœur des préoccupations des cadres techniques de la FFF dans leur volonté de réformer la formation des jeunes joueurs.

La Marseillaise à défaut de quotas

Après Knysna, l’image des joueurs de l’équipe de France n’a jamais été autant dégradée. Knysna a donné le feu vert à la France réactionnaire. Les Finkielkraut et Zemmour s’en sont donnés à cœur joie, fustigeant des joueurs présentés comme des voyous qui « ne respectent pas la France, son hymne et son drapeau ». Jusqu’ici ne pas chanter la Marseillaise ne posait pas de réels problèmes. Ni Platini, ni Cantona, ni même Laurent Blanc, ne la chantaient. Certains, comme Karembeu ou Platini en leur temps, ont assumé avec conviction le fait de ne pas chanter l’hymne national. De même que Nicolas Anelka qui ne s’en est jamais caché : « Je n’ai jamais voulu chanter la Marseillaise, ça ne m’est jamais venu à l’idée. Et si on m’avait demandé de le faire, j’aurais refusé, j’aurais quitté l’équipe.»

Du rituel protocolaire précédant une rencontre internationale3, entonner ou non la Marseillaise est alors devenu une unité de mesure du degré de patriotisme des joueurs; et un instrument pratique pour trier les bons soldats des rebelles et autres joueurs jugés indignes de porter la tunique bleue. Cette traque est permise par les dizaines de caméras présentes et au choix délibéré de la réalisation de la retransmission de s’attarder sur l’attitude de chaque joueur au moment des hymnes nationaux. Des faits et des gestes invisibles depuis les tribunes, aujourd’hui sous la surveillance d’un public inquisiteur qui se voit offrir la  possibilité de débusquer ces “traîtres à la patrie” qui ne décollent pas les lèvres.

L’échec de l’équipe de Laurent Blanc lors de l’Euro 2012 va à nouveau livrer certains joueurs à la vindicte. La France-qui-perd a besoin de boucs émissaires. Mais que dire c’est quand le patron de la FFF en personne qui ouvre les vannes. «Je n’aime pas l’attitude des joueurs pendant La Marseillaise. Je leur ai dit à plusieurs reprises. Sinon chanté, je veux qu’il soit au moins ressenti. Il faut un respect total de notre hymne», a lancé Noël Le Graët. Le type de sortie qui n’aide pas le climat médiatique délétère autour de l’équipe à s’apaiser. A la cicatrice de Knysna, s’ajoutent les “écarts” de comportement de Nasri, M’Vila, Menez ou Ben Arfa, convoqués à l’issue de l’Euro par la commission de discipline de la FFF. Mises à part quelques sélections, ils ne feront jamais vraiment partie des plans de Didier Deschamps, arrivé aux commandes en 2012.

Le foot est-il un sport où les nationalistes gagnent à la fin ?

« Moi je la connaissais mais je ne la chantais pas, parce que j’allais faire un match de football, et La Marseillaise a toujours représenté pour moi des mots guerriers […]. Si l’hymne était un hymne à l’amour, je l’aurais très certainement chantée. » Ces mots, Michel Platini les a prononcés en 2013, en pleine polémique autour d’un Karim Benzema qui refuse de céder à l’injonction de chanter l’hymne. L’avant-centre du Real Madrid ne dit pas autre chose : « Si vous écoutez bien, la Marseillaise appelle à faire la guerre. Et ça, ça ne me plaît pas. On ne va pas me forcer à chanter! Zidane, par exemple, ne la chantait pas forcément. Et il y en a d’autres. Je ne vois pas où est le problème de ne pas chanter La Marseillaise. On mélange tout. Il y a même des supporters qui ne la chantent pas. Ce n’est pas tout le stade qui chante la Marseillaise! ».

Immédiatement, le FN avait réclamé qu’il soit banni des Bleus. L’extrême-droite a le vent en poupe dans un contexte qui lui est de plus en plus favorable. Après les attaques terroristes de novembre 2015, l’union nationale derrière la République et son quadrillage sécuritaire, ne tolère aucun affront aux symboles sacralisés de la nation. Quelques jours plus tôt, Karim Benzema était mis en examen dans l’affaire de la sextape de Mathieu Valbuena. Les conditions de sa mise à l’écart de l’équipe de France en vue de l’Euro 2016, étaient réunies. S’il n’est pas officiel qu’un joueur de l’équipe de France qui ne chante pas la Marseillaise ne mérite pas d’être sélectionné, Karim Benzema est clairement victime de l’escalade nationaliste en vigueur. Illustration de l’enjeu disproportionné, le Premier ministre Manuel Valls se prononcera contre le retour de Benzema, tout comme plusieurs sondages, confirmant son statut de paria sacrifié sur l’autel de l’union nationale.

Les pressions portent leurs fruits

« On a voulu confier l’équipe de France à des voyous opulents et pour certains inintelligents, il faudra maintenant sélectionner des gentlemen », avait prévenu Finkielkraut après Knysna. A croire qu’il parle à l’oreille des instances. Les mêmes qui ont poussé des cris d’orfraies quand Benzema, suspendu, avait expliqué dans une interview accordée au journal madrilène Marca que selon lui « Deschamps avait cédé aux pressions d’une partie raciste de la France », peu avant l’Euro 2016. Au lendemain de la victoire en finale du Mondial 2018, le très réactionnaire Gilles-William Goldnadel exultait « D’une certaine manière, l’équipe précédente aura servi d’antimodèle. Adieu l’ancien monde des Ribéry, des Anelka et des Benzema. Bienvenue au nouveau monde des Griezmann , des Mbappé et des Kanté […] Ils connaissent la Marseillaise par cœur et la chantent avec allégresse, ils disent leur fierté d’être français. Difficile de ne pas constater que les critiques qui ont été faites de leurs peu glorieux prédécesseurs ont porté leurs fruits et que ceux-ci sont beaux. »

Si un “ménage” semble avoir été opéré par les instances pour proposer au public une équipe de France “bien sous tout rapport”, les manœuvres politiques autour du sport ne s’arrêteront pas en si bon chemin. La ministre des Sports Laura Flessel, s’inspirant du modèle nord-américain, avait transmis une requête à toutes les fédérations en octobre 2017 à qui elle soumettait « l’idée que la Marseillaise puisse être jouée avant les Championnats de France ». Utilisant les éléments de langage en vogue, elle y appuie l’idée qu’entonner l’hymne national ne relèverait « ni du chauvinisme ni du nationalisme mais du patriotisme ». Vous saisissez la nuance ? La requête est retournée au frais dans un tiroir, en attendant de ressortir un jour. Il semble évident qu’on n’est pas prêt de lâcher la grappe des sportifs avec ça. En février 2016, un sondage en ligne sur le site de France Football révélait d’ailleurs que 68 % des gens pensent que les joueurs doivent chanter la Marseillaise dès les sélections jeunes. Voilà qui donne une bonne idée de l’ampleur de la tâche.

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Notes:
1Comme l'écrit Jérôme Latta, « Les "racailles" étaient autour du terrain, on n’allait pas tarder à les dénoncer au sein même de l’équipe nationale. »

2L'affaire des quotas éclate après la diffusion de propos tenus par divers cadres techniques, dont le sélectionneur Laurent Blanc, de la FFF lors d'une réunion, au sujet de la limitation de joueurs d'origine étrangère. Le seul membre présent s'opposant frontalement à cette proposition fut Francis Smerecki, la jugeant « discriminatoire ».

3Lors d'une enquête menée en 2014 par le projet « Football Research in an Enlarged Europe » dans neuf pays européens, il n'y eut que 13 % des sondés en accord avec l'affirmation selon laquelle il était « inutile de jouer les hymnes nationaux avant les matches internationaux », alors que 76 % y était opposé – dont 64 % « avec fermeté ».

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