« Esquiver les coups ». Une brève histoire du dribble

A l’origine, le football né dans les public schools anglaises était appelé “dribbling game”. Le joueur poussait la balle jusqu’à ce qu’il la perde, et ainsi de suite, dans la pure tradition de l’action individualiste. Le dribble plus élaboré et faisant appel aux mouvements du corps pour effacer son adversaire, est apparu plus tard, au Brésil où il avait toutes les raisons de naître.

Des feintes de Pelé et Garrincha aux passements de jambes de Neymar, ces gestes s’inscrivent dans l’histoire des esclaves originaire d’Afrique en révolte contre les grands propriétaires esclavagistes. Pour retrouver les racines du dribble dans le football, sport symbolique de la modernité industrielle, il faut remonter au développement de la capoeira au 19e siècle au Brésil. On trouve en effet dans le jeu de jambes de base de la capoeira, la ginga, l’apport essentiel à la technique du dribble.

Avant d’être l’art martial codifié qu’on connaît aujourd’hui, la capoeira s’est développée au sein des quilombos, ces communautés de résistance des esclaves en fuite. Ils mirent au point des techniques de combat qui, élaborées à partir des danses africaines, reposaient sur l’improvisation, l’esquive et la ruse. Dans une période marquée par de nombreuses révoltes collectives contre l’ordre esclavagiste, cette utilisation du corps singulière s’inscrivait dans une optique de survie immédiate et d’autodéfense. Notamment quand il s’agissait d’esquiver les coups de fouet. C’est dans cette continuité historique que le dribble vit le jour dans le football.

La légende officielle veut que l’inventeur du dribble fut une des toutes premières stars du football brésilien, Arthur Friedenreich. Ce fils d’un homme d’affaire allemand et d’une lavandière, fille d’esclaves affranchis, en aurait eu l’idée en évitant une voiture lancée à vive allure. Résumer les débuts du dribble à cette anecdote est une curieuse manière de faire abstraction de tout le contexte décrit plus haut. Friedenreich, qui a longtemps fait figure d’exception, n’en fut pas moins la cible de choix des défenseurs prêts à lui casser les genoux, sous le regard complaisant des arbitres.

Esquiver ce contact hostile était synonyme de protection de son intégrité physique. Sous la république conservatrice café com leite (république des planteurs de café et des grands producteurs de lait mécontents de l’abolition de l’esclavage) les descendants d’esclaves, comme l’ensemble des prolétaires, étaient tenus à l’écart des meilleures équipes des championnats de Rio et Sao Paulo. Ce football, d’inspiration européenne, restait un loisir confisqué par l’élite sociale. Sans parler de l’équipe nationale soumise à partir de 1921 au décret dit de « blancheur » interdisant aux joueurs de couleur d’être sélectionnés. Un football prolétarien avec de réelles prétentions ludiques, se développait donc à l’écart, dans la rue, sur la plage, voire dans les ligues mineures, où les premières feintes de corps furent balbutiées.

Du ballon porté dans le “dribbling game” des jeunes bourgeois anglais, aux improvisations corporelles du roi Pelé, le dribble reste une action individuelle, quand la passe est la base de l’action collective. A la fin des années 50, le football brésilien réussira l’amalgame d’individualités, avec une grande liberté de mouvement sur le terrain, au sein du collectif. Ça a donné le Joga Bonito, cette identité de jeu qui mena le Brésil à remporter trois Coupes du Monde entre 1958 et 1970 et dominer le football “scientifique” européen et ses tactiques trop académiques, et globalement calquées sur la division fordiste du travail. Le Joga Bonito est l’une de ces rares expériences alternatives à s’être approchée d’un football réellement ludique. Cet individualisme du dribbleur brésilien est à mettre en parallèle avec la figure populaire du malandro, ce descendant d’esclaves, sans une thune, qui cherche à vivre en esquivant le travail. C’est un “dribbleur social” dont la démarche chaloupée s’appelle également ginga, comme le pas de capoeira. Ce roublard individualiste est un produit de la désintégration de l’économie esclavagiste.

L’industrialisation fit pousser les usines comme des champignons. Malgré ça, beaucoup des esclaves libérés par l’abolition de l’esclavage en 1888, se retrouvèrent sans travail, ni moyens de subsistance. Situation propice au développement d’un panel de techniques de débrouille. S’il est plus question de survie quotidienne que d’émancipation collective, il n’y a pas de contradiction entre les deux.

Dans son Éloge de l’esquive, Olivier Guez dresse un parallèle entre le dribbleur brésilien et la figure du malandro: « Figure classique des cultures minoritaires et opprimées, mi-canaille, mi dandy, sans dieu ni maître, le malandro ne compte que sur sa roublardise pour gravir les échelons qui lui sont prohibés.» Dans le panthéon des dribbleurs brésiliens, Garrincha fut celui qui incarna le mieux cette figure. Gamin de la cité ouvrière de Pau Grande, les deux jambes de taille inégale arquées par une malformation de naissance, il maîtrisait l’atout principal du malandro : un sens aigu de l’entourloupe. Surnommé “La joie du peuple”, il fut l’un des derniers interprètes majeurs de ce football ludique.

Car la suite s’est écrite dans l’ère du football moderne et son évolution marchande, au cœur de la restructuration du capitalisme mondial des années 70. Le dribble s’est adapté sans soucis à la commercialisation des droits télé, aux contrats publicitaires et à l’individualisation des plans de carrière où les talents se monnayent sur le marché des transferts, comme n’importe quelle autre marchandise. Comme le dit l’anthropologue Roberto da Matta : « Maintenant, pour gagner à la loterie, devenir célèbre, l’individu ambitieux, comme le footballeur, doit être un excellent dribbleur. »

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Article initialement publié sur le site de nos amis de 19h17.info | 6 avril 2017

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