L’histoire du football, si elle semble suscitée un regain d’intérêt, est une discipline qui n’existe en France que depuis une trentaine d’années. Le mépris longtemps cultivé à l’égard du football par les élites intellectuelles, notamment universitaires, est un début d’explication à cette éclosion tardive.
A l’occasion du centenaire de la FFF, l’émission La Fabrique de l’Histoire de France Culture proposait une série de quatre émissions sur le football et son histoire. Il est intéressant de retracer le chemin parcouru pour que l’histoire du football acquiert en France sa légitimité en tant champ d’étude à part entière. Un chemin parsemé d’embûches. Selon Alfred Wahl, alors professeur à l’université de Metz et pionnier de la discipline en France, l’homogénéité sociale des historiens universitaires, issus massivement des couches supérieures, expliquerait en grande partie leur « inappétence » pour le football. Un profond désintérêt teinté de mépris pour ce sport « trop banalement populaire ». Issu d’un milieu social modeste, Alfred Wahl, lui même ancien footballeur, constate le retard des historiens français et l’absence manifeste du sport dans les ouvrages d’histoire générale du 20e siècle. Il ne comprend pas comment un sport pratiqué et suivi par des millions de personnes en France est ignoré à ce point des études scientifiques sérieuses.
Alfred Wahl: le pionnier
Les rares ouvrages traitant du football sont alors le faits de journalistes qui s’appuient sur approche historique de type anecdotique ou événementielle, visant plus à renouer avec des émotions vécues. Selon Alfred Wahl, les historiens français accusent un retard important sur leurs homologues européens, principalement britanniques. La Grande-Bretagne, berceau du football, est aussi celui de l’histoire du football. Dès les années 50, le football est abordé dans les travaux d’historiens issus du courant de l’histoire sociale. Courant qui influença nombre de chercheurs des générations suivantes, notamment Tony Mason, dont l’ouvrage Association Football and English society (1980) est jugé encore aujourd’hui comme l’étude la plus sérieuse, régulièrement citée en référence, notamment par Alfred Wahl. Pour lui, c’est un ouvrage majeur où « l’auteur a mis en relief de façon très convaincante les rapports entre le football et la société britannique ».
En France, les premières recherches universitaires à avoir pris comme sujet le football viennent plutôt de la sociologie, notamment à travers l’étude des supporters. Ce que l’histoire a apporté en complément à ce que la sociologie a en quelques sortes déblayé, c’est le travail sur les archives permettant une étude des changements et des évolutions du football. C’est à la toute fin des années 80 qu’Alfred Wahl, à l’origine spécialiste de l’Allemagne au 20e siècle, fait entrer le football dans le girons universitaire comme « nouveau territoire de l’historien », pour reprendre ses mots dans un article publié en 1990 pour la revue Vingtième Siècle. Profitant de son statut de professeur des universités, il put opter pour ce nouveau champ d’étude, même si dans un premier temps, pour cause de conquête de légitimité, il a fallu se concentrer sur les aspects économiques, sociaux ou politiques et « laisser provisoirement de côté tout ce qui concernait le jeu lui-même ». Durant cette première phase, il s’évertua à « montrer que l’histoire du football pouvait apporter un complément à l’histoire générale. »
Dans une interview donnée à Nicolas Kssis-Martov et son blog Never trust a Marxist in football!, Alfred Wahl explique aussi qu’il a fallu forcer les portes des maisons d’édition, peu convaincues que des ouvrages académiques sur le sujet trouveraient leur lectorat. Ce que Gallimard, et sa collection « Archives », a osé dépasser en 1989 avec la publication de Archives du football. Sport et société en France (1880-1980), premier ouvrage de référence en France. Outre de nombreux articles, il cosigne avec Pierre Lanfranchi, Les footballeurs professionnels des années 30 à nos jours, avec le même soucis d’appréhender le football sous un angle social et matériel, balayant une période courant des débuts du professionnalisme en France en 1932 aux lendemains de l’arrêt Bosman qui ouvre en 1995 l’ère du football libéral d’aujourd’hui.
Faire de l’histoire du football un objet d’étude autonome
Ces travaux ont ouvert la voie aux historiens comme Paul Dietschy, auteur d’une Histoire du football (2010), puis plus tard à des ouvrages comme l’Histoire populaire du football (2018) de Mickaël Correia – influencé aussi par l’approche anglo-saxonne de l’« Histoire par en-bas » – ou Le Racing Club de Lens et les « Gueules noires » (2010) de Marion Fontaine. Citons aussi les recherches sur la question du sport travailliste menées par Nicolas Kssis-Martov ou encore, dans le champ des supporters, l’histoire des ultras italiens de Sébastien Louis (2017). Bien sûr, la liste pourrait être beaucoup plus longue et exhaustive, puisque l’essentiel des historiens traitant du football s’inscrivent dans les pas d’Alfred Wahl.
Dans son idée, la phase suivante du développement de la discipline nécessitait à terme d’affranchir l’histoire du football de l’histoire générale. Pour reprendre ses propres mots, d’en faire un « objet scientifique autonome » et non pas une « discipline satellite de l’histoire sociale ». Le mépris élitiste évoqué au début a été bousculé par la victoire de l’équipe de France lors du Mondial 98. Ce qui a eu pour effet d’accélérer la légitimation de l’histoire du football dans le monde universitaire. Cette légitimité académique acquise, les pistes de recherche ont pu se multiplier, comblant une petite partie du retard pris sur les voisins britanniques.
Pour Alfred Wahl, la nécessité de « relier les phénomènes sportifs au contexte économique et social » ne doit pas empêcher de traiter du jeu et de ses évolutions. Citant Pierre Bourdieu, il voit le football comme un monde séparé avec son « propre temps, ses propres lois d’évolution, ses propres crises ». Cette « chronologie propre » justifie des études spécifiques sur différents aspects du « jeu », à l’exemple de la tactique comme dans le monumental La pyramide inversée de Jonathan Wilson, sorti en 2008 et récemment traduit en français.
Aujourd’hui on mesure le chemin parcouru par cette discipline. Bien sûr, le label universitaire n’est pas une garantie indiscutable de qualité. A l’inverse, il existe des ouvrages de qualité, avec un réel soucis des sources et un travail conséquent sur les archives, produits par des historiens autodidactes qui dé-spécialisent la discipline sans lui nuire. Et si justement l’ultime phase de son développement était aujourd’hui de la sortir de l’université ?
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