Saison 74/75: la chasse aux sorcières est ouverte au Stade Rennais

6 septembre 74 / PSG - Stade Rennais. Source: ArchivesParisFootball

Retour sur une saison rennaise marquée par le conflit entre le président du club et certains joueurs de l’effectif. Les années 70, porteuses d’espoir progressiste ou révolutionnaire, sont aussi celles de la peur du “rouge” et de l’anti-communisme. Et la lutte des classes n’épargne pas le football1. En voici un épisode.

Pour comprendre le sabordage de la saison 74/75 au Stade Rennais, il faut au moins avoir en tête deux ou trois éléments contextuels. Notamment les liens historiques entretenus par le Stade Rennais avec les étudiants bretons2, avec ce que cela peut signifier dans ces années 70 où les facs étaient régulièrement en ébullition.

UN VIRAGE RATÉ

A l’entame de cette saison contre le FC Metz le 2 août 1974, rien ne laisse présager que le Stade Rennais va vivre une des pires saisons de son histoire. Trois ans plus tôt, le club venait de remporter sa deuxième Coupe de France. Un succès qu’il semble avoir un peu de mal à digérer, comme à la recherche d’un second souffle. En interne, depuis mai 1972, un changement structurel d’ampleur a été engagé: la section football du Stade Rennais Université Club (appellation depuis 1904) a décidé de s’autonomiser des autres sections (hockey et athlétisme), rompant ainsi avec la tradition omnisports du club. Ce qu’on appelait le SRUC depuis 1904 est devenu le SRFC et son premier président sera Joseph Dault. Plus qu’un simple changement de nom, cette sécession ne va pas avoir les effets escomptés. Ce virage,  loin d’avoir été savamment négocié, va même coïncider avec les premiers déboires économiques du Stade Rennais et une forme de déclin sportif.

Signe avant-coureur, dès 1972, le coach Jean Prouff, un des héros de la victoire de 1971, décide de prendre du recul avant de quitter le club l’année suivante. Son successeur René Cédolin assure tant bien que mal la direction du onze rennais. Sous ses ordres les Rouge et Noir enchaînent deux saisons tièdes terminées aux alentours de la 10ème place. Entre-temps, Bernard Lemoux a accédé à la présidence en octobre 73. Petit entrepreneur local à la tête des “Pavillons Lemoux Bernard”, il affiche une mentalité de self made man breton. Issu d’un milieu modeste, il a le “quand-on-veut-on-peut” chevillé au corps. Alors que le club est en proie à de réelles difficultés de trésorerie, Lemoux cherche à se montrer inventif pour renflouer les caisses, même si ça ne va guère plus loin que la mise en vente d’une série d’autocollants aux couleurs du SRUC. Peu efficace. Malgré des souscriptions lancées auprès des entreprises locales, le club flirtera avec la faillite jusqu’à la fin des années 80. Sur le plan sportif, cette situation financière délicate se traduira par un yo-yo continu entre la D1 et la D2. C’est aussi à cette période que la municipalité est devenue le principal actionnaire du club.

Parmi ses priorités, au début de la saison 74/75, Lemoux avait mis un point d’honneur à faire revenir Raymond Kéruzoré. L’enfant prodige du Parc des Sport, transféré à l’Olympique de Marseille à l’orée de la saison 1973/74 pour sauver les finances du Stade Rennais, est de retour après son passage raté sur la Canebière. Pour le plus grand plaisir des supporters, “Kéru” retrouve son jardin. Avec recrutement du génial Laurent Pokou en décembre 19733., c’est incontestablement le plus joli coup du président Lemoux. Mais vu l’attachement de “Kéru” au club, son retour a été une formalité. Footballeur chahuteur et impétueux, son style est adoré des supporters. Et lui le leur rend bien: « Les footballeurs anglais disent qu’ils ont du sang de leur club dans les veines. Quand je suis arrivé à Rennes, j’ai ressenti ça. »

MACCARTHYSME A LA BRETONNE

Au moment de tirer un trait sur l’ère Lemoux, ces deux recrutements de poids n’éclairciront guère le triste bilan de sa présidence, incarné par le fiasco éclatant de cette fameuse saison 74/75, qui n’avait pourtant pas si mal commencé. Mais l’équilibre fragile qui maintenait l’édifice va voler en éclat. Bernard Lemoux, typique de ce petit patronat local, rustre et à poigne, n’est pas étranger à ce marasme. Très impliqué dans la vie du groupe professionnel, sûrement trop, il va se voir dans un premier temps reprocher le caractère intrusif de sa présidence4. Les joueurs, Raymond Kéruzoré en tête, lui font comprendre qu’ils ne reconnaissent de légitimité sur le plan sportif qu’à l’entraîneur René Cédolin, invitant clairement le président à rester à sa place. Touché dans son orgueil, Lemoux ne classe pas l’affaire sans suite. Devant ce qu’il voit comme un acte d’insubordination, il va au contraire chercher à tout prix à affirmer son autorité. Cette défiance à son égard a le don de le faire bouillir. Il y voit la volonté manifeste de mainmise de ceux qu’il appelle les “intellectuels” sur le reste de l’équipe. Sont visés, Raymond Kéruzoré, Loïc Kerbiriou, Yves Le Floc’h et Philippe Redon.

C’est un quatuor de joueurs majeurs de l’effectif. Tous sont universitaires (voir portraits ci-dessous). Une spécialité rennaise. Débarqués à Rennes, comme beaucoup d’autres jeunes bretons, pour y faire leurs études, certains footballeurs en profitent pour signer une licence amateur au Stade Rennais. Kéruzoré, Kerbiriou et Le Floc’h ont tous suivi ce cursus. Le football fut pour eux une passion avant d’être un métier. Et c’est cette passion qui les mènent ensemble à penser le football comme un espace d’expérimentations ludiques, sympathisant ainsi, sans forcément y adhérer, avec le jeune Mouvement Football-Progrès5.

Face à eux, Bernard Lemoux est un patron à qui le monde universitaire est totalement étranger, voire même qui le complexe un peu. Il croit entrevoir chez ces joueurs une capacité à manipuler leurs coéquipiers et à affaiblir son autorité. Dès lors, une mécanique de calomnie se met en branle. Pour leur sympathique pratique syndicale, ces “intellectuels” frondeurs sont assez vite taxés d’être des gauchistes. Pour ne pas perdre la main, il reste une corde à l’arc du président : isoler le quatuor du reste de l’effectif. Fidèle au dicton « quand on veut tuer son chien, on dit que c’est un gauchiste », Bernard  Lemoux va parvenir à ses fins.

Inutile de dire qu’il faut un miracle pour que tout ce grabuge en coulisse n’ait pas de répercussion sur le terrain. La deuxième partie de saison est si désastreuse que l’équipe ne remporte plus aucune victoire lors des treize derniers matchs. Et en février, une première tête tombe: celle de René Cédolin. L’équipe est alors 13e du classement. Après que Claude Dubaële, son adjoint, ait refusé le poste, la direction de l’équipe première est confiée à Antoine Cuissard. Lemoux figure d’ailleurs dans les annales du club pour être le premier président rennais à avoir viré un coach. Lors de cette deuxième partie de saison une véritable paranoïa “anti-communiste” a commencé à s’installer. Du côté des dirigeants il se murmure même que “Kéru” aurait des sympathies maoïstes, crime de lèse-majesté pour un footballeur professionnel.

Des joueurs aux supporters, en passant par l’ancien président Rohou, le limogeage de Cédolin provoque l’indignation générale. Mais il y a une saison à terminer, sous les ordres d’un Cuissard beaucoup plus rigide. Et, pour ne rien arranger, l’effectif est affaibli par des blessures en cascade: Pokou, Kéruzoré, Redon ou encore Kerbiriou, sont un  temps sur le flanc ou alors jouent diminués. Alors 6ème du championnat au soir de la 21ème journée, le club se lance dans une terrible série qui le mènera jusqu’à la relégation: une victoire, six nuls et dix défaites lors des dix-sept derniers matchs. Rennes retrouve la D2 après 17 saisons d’affilée dans l’élite du foot français où le club ne se stabilisera à nouveau que vingt ans plus tard, au milieu des années 90.

A l’intersaison, la conflit entre Lemoux et les dits intellectuels va atteindre un point de non-retour. Kéruzoré et Kerbiriou sont d’abord mis à l’écart de l’effectif professionnel, puis se voient refuser l’accès aux installations du club. Le but est de les pousser vers la sortie. Cette fois-ci, contrairement au moment de soutenir Cédolin, le groupe professionnel apparaît largement divisé. Un texte déplorant la mauvaise ambiance au sein du club est même signé par le reste de l’effectif, demandant des sanctions contre les deux joueurs qui se retrouvent isolés pour de bon. Cinq de leurs coéquipiers (Alain Rizzo, Daniel Périault, Charles Léa Eyoum, Hervé Guermeur et Pierre Dell’Oste) se fendront même d’un courrier officiel à la présidence, exigeant d’être mis sur la liste des transferts si  “Kéru” et ses camarades n’étaient pas mis à la porte. De quoi pourrir une ambiance, en effet.

LA REVOLUTION N’AURA PAS LIEU

«Le football est un jeu qui se joue à onze contre onze et où c’est le patronat qui gagne à la fin.»

Raymond Kéruzoré et Loïc Kerbiriou prenent acte de l’entaille dans leur contrat professionnel et de leur incapacité à exercer leur métier. Ils décident d’arrêter de s’entraîner dans ces conditions. En représailles, le club les traînera devant les tribunaux pour rupture illégale de contrat et obtiendra de la Justice la condamnations des deux joueurs à verser la somme de 42 millions d’anciens francs, environ 64 000 euros. Devant les preuves apportées de l’acharnement subi, notamment l’existence d’un courrier de Lemoux envoyé à l’ensemble des présidents de D1 leur déconseillant d’enrôler Kéruzoré et Kerbiriou, le jugement sera cassé. Un moindre mal qui n’empêchera pas les quatre compères de quitter la maison rouge et noire.

Loïc Kerbiriou rejoint les Cormorans de Penmarc’h et Yves Le Floc’h le Stade Briochin. Philippe Redon, quant à lui, est recruté par le Red Star. Raymond Kéruzoré, à qui une belle carrière était promise, se retrouve avec une pancarte d’indésirable dans le dos. Celui que le président Lemoux surnomme “la sorcière maoïste” craint de ne plus retrouver de club. N’est pas Paul Breitner qui veut. Mais heureusement, le Stade Lavallois n’est pas aussi stupide et lui tend la main malgré sa mauvaise réputation. Peu de présidents de club se seraient bousculés pour recruter un joueur qu’on dit maoïste. Plus tard, dans une interview il se défendra humblement d’être un gauchiste, un maoïste et même un révolutionnaire. Il se reconnaît une conscience de gauche, plutôt écolo, défenseur de la culture bretonne. Au final, il a payé sa vision d’un football de réflexion et progressiste. Son enthousiasme libertaire s’est heurté à l’autoritarisme et à la chasse aux sorcières menée au sein de son club de cœur.

De son côté, le président Lemoux a quitté le Stade Rennais en plein marasme financier en 1977. Lui fera vraiment de la politique, mais dans les rangs du RPR de Jacques Chirac.

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Notes:

1 Le 22 mai 1968, des footballeurs, essentiellement amateurs, occupent  le siège de la FFF, hissant au balcon le drapeau rouge et une banderole proclamant « Le football aux footballeurs ». Aux critiques sur la gestion du football par les “pontifes”, cette action donne aussi du souffle aux revendications sur la dignité des joueurs pros qui réclament la fin du “contrat à vie”. Ce qu’ils obtiennent à titre probatoire pour trois ans en 1969, puis définitivement en 1973. C’est l’adoption de la Charte du football professionnel qui scellera le sort définitif du contrat à vie, suite à la grève des joueurs pros du 2 décembre 1972, appelée par leur syndicat (UNFP) après que des joueurs Lyon aient subi les représailles de leur club pour avoir participé à une réunion syndicale.

2 Né en 1904 de la fusion entre le FC Rennais (rouge et noir) et le Stade Rennais (ciel et marine), le Stade Rennais Université Club entretient un lien étroit avec l’université de Rennes, dans la continuité du Stade Rennais, club omnisports fondé en 1902 par Philippe Ghis et Paul Peter avec d’autres camarades. Ce n’est officiellement le club des étudiants rennais que de 1925 à 1932. Ces derniers se dotent ensuite de leur propre structure sportive, le Rennes Étudiant Club (REC). Aujourd’hui, il s’agit encore d’un club de rugby qui évolue en Fédérale 1. Mais le Stade Rennais a conservé la tradition d’accueillir dans ses rangs des footballeurs poursuivant en parallèle des études supérieures dont l’un des derniers sera Jocelyn Gourvennec quand il signe en 1991.

3 L’influence de François Pinault, et notamment ses relations commerciales avec la Côte d’Ivoire, mériterait une analyse critique sur les dessous de ce transfert.

4 Toute proportion gardée, cette présidence inaugure un type de présidence à la Bernard Tapie ou Claude Bez, caractérisée par une forte ingérence dans le domaine sportif.

5 Créé en 1973, le Mouvement Football-Progrès regroupe quelques clubs, pour l’essentiel bretons et parisiens, autour du Stade Lamballais qui l’initie. Dans la lignée de la philosophie de jeu prônée par le journal Miroir du football, le Mouvement défend un jeu offensif basée sur l’avancée collective plus que sur les capacités techniques individuelles.

 

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Portrait rapide des quatre « gauchistes » mis en cause

Raymond Kéruzoré né en 1949 à Châteauneuf-du-Faou (Finistère). Alors joueur du Stade Quimperois, il vient vivre à Rennes pour poursuivre ses études universitaires, en fac de Physique-Chimie. Il signe une licence amateur au Stade Rennais en 1967. Sous la houlette de Jean Prouff, il joue son premier match avec les pros à 22 ans en 1969. Il s’installe comme un titulaire indiscutable dès la saison suivante. Un premier départ, après plus de cent matchs en rouge et noir le conduit à l’OM. Il revient dès la saison suivante. Exclu du club en 1975, Laval le récupère et ne sera pas déçu. Il y connaît ses deux uniques sélections en équipe de France. En 2002, il est élu joueur du siècle du Stade Lavallois. Le Stade Rennais dans le coeur, « Kéru » y revient comme entraîneur de 1987 à 1991. Mais il en sera de nouveau licencié. A croire que cet amour n’est pas réciproque…

 

Loïc Kerbiriou né en 1949 à Brest. Venu aussi à Rennes pour suivre son cursus universitaire, il rejoint le Stade Rennais en 1968 et alors qu’il est devenu professeur d’EPS il passe professionnel en 1972 après avoir longtemps hésité. Exclu du club en 1975, il rejoint Penmarc’h, club de D3, puis Brest en D2. Alors que Lemoux a quitté la présidence du Stade Rennais, il y revient en 1978 en D2. En fin de carrière, il s’occupe en parallèle du Centre de formation durant une saison avant de quitter le club à nouveau. Il y revient une dernière fois en 1990 et intègre alors l’encadrement technique de l’équipe entraînée par Kéruzoré. Il quitte le club en même temps que lui en 1991.

 

Yves Le Floc’h né en 1947. Originaire de Saint-Brieuc (Côtes d’Armor). Étudiant en thèse de médecine, il signe au Stade Rennais en 1967 où il joue d’abord en amateur avec ses potes Kerbiriou et Kéru tout en continuant ses études. Puis en pro où il forme, toujours avec Kéru une paire de milieu ultra complémentaires, alors qu’il poursuit une thèse en médecine .

 

 

Philippe Redon né en 1950 en Mayenne (à Gorron). Après avoir joué notamment en D3 à Avranches, et été sélectionné en équipe de France dans les catégories jeunes, il signe au Stade Rennais en 1970. Il signe son premier contrat professionnel en 1974, la même année où il obtient son diplôme de pharmacien. Chassé du club comme ses camarades. Dès lors, il aura une carrière riche en clubs. Il a ainsi joué notamment pour le Red Star, le PSG, Bordeaux ou les Verts. Au cours de sa carrière il a fréquenté pas moins de onze clubs. ce qui n’est pas banal pour un joueur des années 80. Il termine sa carrière à Créteil en 1989 et embrasse immédiatement celle d’entraîneur. Après avoir été sélectionneur du Cameroun (91/92) et du Libéria de 2000 à 2002, il est de retour au Stade Rennais en tant qu’adjoint d’Halilhodzic. Il restera entraîneur-adjoint au gré des changements d’entraîneur jusqu’en 2007, date de son licenciement.

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Article retouché depuis sa version initiale sur Les Cahiers d’Oncle Fredo

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