31 mars 1883: Le “passing game” ouvrier met fin à la domination des grandes écoles

Cette finale de FA Cup fait partie de ces matchs qui ont contribué à changer la face du football. Remportée par le Blackburn Olympic face aux Old Etonians (2-1), elle annonce deux changements majeurs: la fin de la suprématie des grandes écoles et l’avènement du “passing game”, accélérant aussi le passage au professionnalisme.

En mars 2020, Netflix sortait la série The English Game qui revient sur cet épisode majeur, mais relativement méconnu, de l’histoire du football et qui replace ce virage dans son contexte social. Ce 31 mars 1883, pour cette finale opposant les Old Etonians aux ouvriers du Blackburn Olympic, l’Angleterre se prépare à voir une nouvelle fois une équipe composée de sportsmen de la haute société anglaise dominer la partie sur le Kennington Oval, comme c’est le cas depuis sa première édition en 1872.

Comme son nom l’indique, l’équipe des Old Etonians est composée d’anciens élèves d’Eton. La Cup est une propriété de ces équipes de “Old boys”, ces anciens élèves des grandes écoles ou des universités prestigieuses: Harrow, Charterhouse School, Eton ou Oxford. Des noms de clubs quelque peu tombés dans l’oubli aujourd’hui, que ce soit pour les Wanderers (ex Forest FC), Oxford University AFC, Royal Engineers AFC, les Old Carthusians FC, les Old Etonians FC ou encore Clapham Rovers. Pourtant la saison précédente, en guise d’alerte, une autre équipe d’ouvriers du Lancashire, les Blackburn Rovers, avaient déjà fait sensation en étant battus de justesse en finale, également par les Old Etonians (1-0).

Le football était déjà en train de se développer au sein de la classe ouvrière, les équipes du nord industriel rattrapant leur “retard” à une vitesse phénoménale et provoquant de l’inquiétude jusqu’au sommet de la Fédération. La Football Association est en effet tenue par cette même élite issue des grandes écoles, là où les règles du football ont été inventées. Leurs clubs voient leur domination et leurs privilèges menacés, à l’image des craintes de l’upper middle class britannique causées par l’accès des ouvriers qualifiés au processus électoral depuis 1867.

Opposition de classe et de style

La finale de la FA Cup 1883, jouée devant 8000 personnes, symbolise donc ce passage d’un football globalement confisqué par l’élite sociale du sud du pays, à un football qui se “démocratise” sous l’impulsion du patronat industriel du nord. Celui-ci y voit autant un nouveau potentiel de profits qu’un bon moyen de contrôler les loisirs des ouvriers. La réduction du temps de travail hebdomadaire et l’obtention du week-end chômé vont contribuer au développement du football au sein de la working class.

L’équipe du Blackburn Olympic de 1883

Emmenés par leur manager-joueur Jack Hunter, tous les joueurs du Blackburn Olympic travaillent à plein temps dans l’industrie du coton. L’opposition de classe entre les deux équipes se traduira aussi dans les styles jeu proposés. Pour Jonathan Wilson, cette finale de 1883 marque le “baroud d’honneur du jeu de dribble“, style dominant des premières heures du football. Ce “dribbling game” consistait grosso modo à porter la balle jusqu’à ce que le joueur la perde. Un style rudimentaire qui s’inscrivait dans la continuité des jeux traditionnels où la balle était portée à la main. En plus de ne pas être collectif, ni très créatif, il faut reconnaître que ce style de jeu collait parfaitement à l’idéologie individualiste de la bourgeoisie.

Les premiers clubs ouvriers vont alors s’approprier et interpréter le football en apportant cette variante non négligeable de la passe. En plus de lui donner une dimension réellement collective, la passe améliore considérablement la qualité du jeu. On imagine bien que ce “passing game” des premières heures devait être un jeu de passes assez simpliste. David Goldblatt, dans son The Ball is Round, écrit que le jeu du Blackburn Olympic, à l’image d’autres équipes du Lancashire, consistait en une “alternance de longues passes et de courses vigoureuses“.

A partir des compte-rendus de l’époque, Jonathan Wilson nous permet dans son livre La Pyramide inversée de nous imprégner un peu plus de cette fameuse finale: “Une blessure réduisit les Old Etonians à dix en début de match, mais il est de toute façon improbable qu’ils aient été capables de résister à la tactique inédite de l’Olympic, qui échangeait de longues passes d’aile à aile. Le but de la victoire, inscrit à la fin de la prolongation, reflétait le match tout entier: une transversale venue de la droite de Tommy Dewhurst (un tisserand) trouva Jimmy Costeley (un filateur) qui s’était avancé dans l’espace sur le flanc gauche. Costeley eut le sang-froid nécessaire pour battre J.F.P Rawlinson dans le but des Old Etonians.”

Vers la fin de l’ère amateur

On se doute que le Blackburn Olympic n’était pas le seul club à pratiquer le “passing game”. Selon Jonathan Wilson encore, le jeu de passe avait même commencé à déteindre sur le style de certaines équipes issues des grandes écoles comme les Old Carthusians, vainqueurs de la FA Cup 1881. C’est toutefois en Écosse que cette façon de jouer, dont la paternité est attribuée au mythique Queen’s Park, a été façonnée. On parlait alors de “jeu de combinaison”. Mais le Blackburn Olympic est le premier club à remporter la FA Cup, le titre suprême, avec une identité essentiellement basée sur le jeu de passe. Ce qui est largement suffisant pour en faire un club historique même s’il a disparu à peine six ans après cet exploit, au dépens des Blackburn Rovers, beaucoup plus populaires.

Inutile de dire que cette défaite des Old Etonians a été très dure à encaisser au sein de la Football Association qui n’a pas manqué d’accuser l’Olympic Blackburn de rémunérer ses joueurs. Une pratique totalement illégale qui a mené certains clubs comme Preston North End à se faire exclure de la compétition. Si les bourgeois de la FA et des clubs issus des grandes écoles étaient tant attachés à la pratique amateur du football, c’est aussi qu’il s’agissait d’un puissant levier pour garantir ses intérêts et maintenir la classe ouvrière à l’écart des terrains.

Il faut rappeler que pour des ouvriers de la fin du 19e siècle, l’amateurisme est un luxe. Beaucoup d’ouvriers n’ont pas le loisir de pouvoir s’entraîner durant la semaine. Et s’absenter du travail pour s’entraîner et jouer entraînait la perte de leur journée de salaire, idem en cas de blessure. Une situation intenable qui les a poussé, avec leurs dirigeants, à revendiquer d’être payés et que leur manque à gagner, à cause des entraînements et des déplacements, leur soit au minimum dédommagé. Le football britannique va connaître un conflit larvé sur cette question. Et, sous la pression des partisans de l’amateurisme, les clubs du bassin industriel du nord finiront par rompre avec la FA. Ce qui va irrémédiablement accélérer l’avènement du professionnalisme en 1885 et la création de la première ligue professionnelle en 1888. Une mutation qui va achever d’acter la disparition définitive de ces clubs de “Old boys” du devant de la scène.

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