Paolo Sollier, des grèves de la Mirafiori aux terrains de Série A

Dans une Italie vivant au rythme des occupations d’usine, des séquestrations de petits chefs et des grèves ouvrières autonomes échappant à tout cadre, Paolo Sollier fut un des rares footballeurs à se faire remarquer pour son engagement d’extrême-gauche. Une carrière qui a traversé le “Mai rampant” italien.

Au printemps 69, les ouvriers n’en peuvent plus des cadences infernales. Ils réclament la réduction du temps de travail et l’augmentation des salaires. Dans les grandes villes industrielles comme Milan ou Turin, les grèves virent souvent à l’émeute. Celle du 3 juillet 1969 à Turin illustre cette nouvelle forme de lutte en Italie. Les ouvriers grévistes de la Mirafiori – la plus importante des 26 usines FIAT du pays – déborde les traditionnelles revendications syndicales. La grève dépasse la question du travail et s’oppose à la hausse des loyers. Dans la continuité de Mai 68, beaucoup d’étudiants se joignent aux ouvriers dans les affrontements avec la police au niveau du Corso Traiano, à l’entrée de l’usine, dissipant la méfiance des jeunes ouvriers à l’égard d’étudiants qu’ils considèrent encore comme des fils de bourgeois. Paolo Sollier est un des 50 000 ouvriers de l’usine à s’échiner huit heures par jour sur les chaînes de montage pour un salaire de 100.000 lires par mois. Natif de Chiomonte dans le Val di Susa voisin, le jeune ouvrier de 21 ans est aussi footballeur à Cinzano, modeste club de Série D (5e niveau). Au retour des congés d’été, les grèves reprennent quasiment sans interruption chez Fiat, Pirelli, Siemens et ailleurs. Quatre mois de septembre à décembre 1969, également connus comme “l’Automne chaud”, où les ouvriers avaient autant manifesté leur refus du travail que de l’autorité du syndicat.

Calcio & opéraïsme

Paolo Sollier n‘ambitionne pas encore de devenir footballeur professionnel. Il mène de front son travail à l’usine et le football sur son temps libre. « J’ai toujours travaillé et joué au football. J’arrivais dans le vestiaire, j’enfilais mon maillot et mes crampons et j’entrais dans un autre monde. Le quotidien restait à l’extérieur. Puis je me changeais de nouveau, je saluais tout le monde et je retrouvais ma vie. » Une pratique du football commencée gamin au club de la Vanchiglia, quartier ouvrier de Turin où il atterrit quand son père fut embauché par l’entreprise de distribution d’électricité municipale. Une époque où les jeunes de la ville n’ont d’yeux que pour le Torino d’Enzo Bearzot ou la Juventus d’Omar Sivori, déjà pris dans la rivalité sociale entre les deux clubs. Depuis 1923, la Juventus est aux mains de la famille Agnelli qui dirige la FIAT. Pour beaucoup d‘ouvriers acquis à la cause des Granata, les derbys étaient l’occasion de prendre une revanche sur le club des patrons. Signe du fossé entre les ouvriers et les dirigeants de la gauche italienne, Berlinguer, Togliatti ou Lama étaient tous supporters assumés des Bianconeri.

À Cinzano, club de Santa Vittoria d’Alba, le football est synonyme de jeu pour Paolo. On raconte qu’il court partout sans vraiment s’économiser. Mais alors que les ouvriers se préparent à reprendre le combat en septembre, il accepte une proposition de contrat professionnel de l’AS Cossatese, club piémontais de Série D, à 60 000 lires par mois. Presque deux fois moins que son salaire d’ouvrier. Après huit mois d’usine, il quitte son boulot pour ce club familial, où le président est aussi masseur et magasinier, qui lui permet de reprendre ses études en Sciences Politiques. A l’université, il se rapproche de Potere Operaio, organisation tout juste fondée par, entre autres, Toni Negri et Oreste Scalzone. Mais il s’orientera finalement vers Avanguardia Operaia, un petit parti de gauche extra-parlementaire créé par des militants trotskystes, qui n’excéda pas 15 000 membres, surtout autour des usines Pirelli et Siemens à Milan.

Le trequartista militante

Après quatre saisons à Cossato, Paolo Sollier rejoint le Pro Vercelli en Série C où il ne joue qu’une saison. Le football, monde individualiste et capitaliste, entre en contradiction avec ses idées révolutionnaires. Fatigué de se sentir comme un « footballeur de compromis », il songe une première fois à arrêter sa carrière pro. Malgré tout, il continue son ascension en signant en Série B à Pérouse, passant du Piémont à l’Ombrie, autre province ouvrière. Il tombe sous le charme de cette ville cosmopolite, ses rues étroites en pente et son festival de jazz. Au poste de trequartista, comme on appelle en Italie ce pivot offensif, Paolo Sollier est un artisan du titre de champion et de la montée en Série A, avec 7 buts en 30 matchs. Arrivé à 27 ans au plus au niveau, ce pic de carrière coïncide avec sa période la plus intense de militantisme à Avanguardia Operaia. « Enfin je saurai si je vaux quelque chose au football et, ma grande crainte, je saurais si je vais baisser mon froc face aux contraintes. Si en plus des matchs, des déplacements et des entraînements le football va me bouffer le cerveau ou bien si je réussirai à continuer de vivre ma vie comme il me plaît, loin des sentiers battus. »

Sollier et Raffaelli lisant le Quotidiano dei lavatori, journal d’Avanguardia Operaia.

Paolo Sollier aborde sa spécificité de footballeur d’extrême-gauche avec beaucoup plus de sérénité. Une sorte d’ovni autant dans le football que dans les milieux d’extrême-gauche, à contre-courant du stéréotype du footballeur imbécile. Il n’en est pas pour autant un cas si isolé dans le football. Outre Giancarlo Raffaelli, son coéquipier à Pérouse encarté au Parti Communiste, il raconte qu’il n’était pas le seul footballeur de gauche citant entre autres Dino Pagliari, Gabriele Ratti ou Maurizio Montesi. « En 1974 ou 1975, on avait même organisé une ou deux réunions pour essayer de créer quelque chose de nouveau. » Surnommé le “trequartista militante”, ses idées politiques ne sont plus un secret pour personne. A son arrivée à Pérouse, Paolo se distingue en offrant un livre à chacun de ses coéquipiers. Garcia Marquez, Prévert ou encore Hugo Pratt. Au coach Ilario Castagner, il offre un recueil de poèmes de Cesare Pavese, portant la dédicace “Non si vive di solo calcio”. Une bonne manière de se présenter au vestiaire. Il devient aussi populaire auprès des tifosi de Pérouse qui chantent ses louanges. Parfois surnommé “Mao”, son salut poing levé en direction des virages, drapé dans son maillot rouge, en a fait une figure iconique. Un geste de camaraderie pour les supporters de gauche, une provocation pour ses détracteurs nationalistes comme ceux de la Lazio pour qui il n’a aucun respect. « Il n’est pas approprié de parler de fans de la Lazio. Il vaut mieux parler des fascistes de la Lazio. Ces bâtards m’ont crié dessus, tout en faisant le salut fasciste. Si j’avais levé le poing, ils auraient réussi à attirer l’attention sur leurs insultes. J’avais peur, je tremblais. A ce moment-là, j’aurais aimé avoir un fusil pour tous les tuer. »

Les néo-fascistes cherchent à l’atteindre et menacent même de l’enlever comme ce jour de match contre la Reggiana, le contraignant à être escorté de garde-du-corps. La presse sportive ne l’épargne pas non plus et lui fait payer son engagement politique. Quand son livre sort en 1976, Il Guerin Sportivo en fait une de ses cibles fétiches, le surnommant « le footballeur plus connu pour ce qu’il raconte que pour ce qu’il fait sur le terrain.»

La défaite

Niveau politique, la gauche extra-parlementaire se divise au sujet de la violence et de la lutte armée. Une grande partie des militants des partis opéraïstes auto-dissouts, comme Lotta Continua, rejoignent la galaxie des groupes autonomes qui atteindra son apogée en 1977. Paolo Sollier, fidèle à la ligne d’Avanguardia Operaia choisit la voie électorale dans la coalition Dimocrazia Proletaria. Aventure électorale qui sera sans surprise un échec cuisant.

Après sa seule saison en Série A où il prit part à 21 matchs, il revient en Série B à Rimini où il reste de 1976 à 1979. Il commence à se désintéresser du football qu’il juge vidé de sa substance populaire par l’avancée de la marchandisation. Les espérances révolutionnaires de l’époque s’éteignent aussi. La massive répression de l’État entre 79 et 83 y mit un terme avec plus de 25 000 militants incarcérés et 600 exilés. Comme un symbole, la grande grève illimitée de l’automne 1980 contre l’annonce de 24 000 licenciements à la FIAT fut le dernier temps fort de cette époque. Appuyée par le syndicat, la marche réactionnaire dite « des quarante-mille » cadres et autres jaunes, venus de toute l’Italie pour réclamer la reprise du travail, a eu raison des grévistes. La page la plus combative de la classe ouvrière italienne était tournée.

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