Quand les footballeurs ne jouent plus le jeu de la paix sociale

L’Amérique du Sud, secouée par les révoltes sociales au Chili et en Colombie, sonne peut-être la fin de la neutralité légendaire des joueurs de football professionnel. Les lignes sont-elles en train de bouger du côté du football professionnel ? Ce réveil en appelle d’autres.

De Socrates à Deniz Naki, en passant par Oleguer ou Paolo Sollier, il y a toujours eu des footballeurs engagés. Mais, leur isolement leur conférait une aura de brebis égarée utopiste. Jusqu’ici, la grande majorité des joueurs, quand ils ne restent pas discrets sur leurs opinions politiques, nous ont plutôt habitués à pencher du côté de régimes crypto-fascistes comme au Brésil ou en Turquie. Ces dernières semaines, pour la première fois de façon aussi franche et massive, de nombreux joueurs chiliens, dont les stars Arturo Vidal et Claudio Bravo, se sont solidarisés de la révolte sociale contre la vie chère et la politique libérale menée dans le pays depuis plus de trente ans.

« Qui prétend faire du foot sans prendre position ? » questionnions-nous alors que le championnat professionnel chilien était mis sur off par la révolte. Certains, comme Esteban Paredes, capitaine emblématique de Colo-Colo, allant même jusqu’à déclarer que le football resterait secondaire tant que les revendications populaires n’auraient pas été satisfaites. Un écho bienvenu à l’engagement dans la lutte des différentes barras bravas du pays qui ne se sont pas laissées duper par la tentative des autorités de faire reprendre le championnat pour pacifier la révolte.

Et si cette implication notable des footballeurs chiliens n’était pas une anomalie, mais un des signes que les temps sont en train de changer ? Ils sont sortis de leur neutralité, souvent en écho à leurs origines modestes, avec le message qu’ils ne comptent plus rester en dehors de la mêlée sociale.

Le 27 mai 1968, au stade Charléty.

De l’avis d’Agustín Lucas, footballeur et poète uruguayen, « Dire de ne pas “mélanger football et politique” est lamentable. Le football et la politique sont mélangés depuis toujours. L’engagement politique s’est manifesté à travers le monde sous différentes formes : de Cantona et son coup de pied à un supporter, à Carlos Caszely et son combat contre la dictature de Pinochet. » Au pays d’Eduardo Galeano, plusieurs joueurs se sont récemment joints à la campagne « No a la reforma » qui s’oppose à la militarisation de la société que la droite veut faire passer, en attisant les peurs, via une réforme ultra-sécuritaire.

Les footballeurs colombiens auraient aussi pu se joindre à la fête. Même si leur projet de participer à la grande grève nationale du 21 novembre a été sapé par les instances, tout ça a eu le mérite de montrer que les footballeurs ne sont pas extérieurs au reste de la classe des travailleurs. Car, à mille lieues des clichés véhiculés par les quelques stars milliardaires, derrière le footballeur, il y a souvent un prolétaire qui travaille pour gagner sa vie.

Toutefois, en bon miroir de la mise en concurrence des exploités, le football de compétition n’est pas encore un royaume de solidarité, même si la récente grève unanimement suivie des footballeuses espagnoles doit pouvoir servir d’exemple. Les joueurs de Veracruz, pas payés depuis plusieurs mois, en ont fait l’amer expérience le temps d’un match où, pour protester, ils avaient décidé d’observer 6 minutes de grève. Les Tigres d’André-Pierre Gignac, qui s’en est excusé après coup, en ont profité pour marquer deux buts, oubliant l’appel à solidarité lancé par leurs adversaires du jour à l’ensemble de leurs collègues des autres clubs mexicains, avec le slogan : « Aujourd’hui c’est moi, demain ce sera toi ». Preuve qu’on n’est qu’au début de ce chemin qui se trace en marchant, cher à Antonio Machado.

Gardons à l’esprit que, traversé par l’individualisme, le monde du football s’est fait rattraper ces derniers mois par ce qui fait la force de ce sport sur le terrain : le collectif et la solidarité. Comme dit le proverbe, « tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin ».

Édito n°15

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