Refuser le chantage des dirigeants, coûte que coûte

©David Rawcliffe/Propaganda

Ça y est, les patrons des clubs français ont eu le feu vert gouvernemental pour programmer une reprise des compétitions. Avec la levée progressive du confinement à compter du 11 mai prochain, ils peuvent entrevoir une reprise des championnat. Mais leur vision d’un football comme un simple produit commercial ne peut plus continuer ainsi.

Avec le maintien jusqu’à mi-juillet de l’interdiction des regroupements de plus de cent personnes, c’est un huis clos intégral qui se profilerait pour les quelques 200 rencontres à jouer, en L1 et en L2, entre le début du mois de juin et le 25 juillet. Cela dans la perspective où les championnats reprendraient. Ça ne serait rien d’autre qu’une reprise uniquement motivée par « l’impératif économique », traduire la nécessité capitaliste de continuer à faire rentrer de l’argent dans les caisses.

Rentabiliser quand même la catastrophe

En écho aux jérémiades du MEDEF, le petit chantage des patrons de clubs s’était fait de plus en plus pressant depuis la décision des diffuseurs Canal+ et BeIn Sport de suspendre les paiements des dernières traites des droits de retransmission, soit plus de 150 millions d’euros cumulés. La crise liée à la pandémie de coronavirus a donné lieu à la menace apocalyptique d’un football français perclus de faillites et de licenciements. Un discours martelé en forme de faux dilemme : la reprise coûte que coûte ou la catastrophe industrielle.

Ce « coûte que coûte » impliquait de toutes façons le sacrifice des supporters, en jouant tous les matchs à huis clos. Aucun crève-cœur pour des dirigeants – et certains de leurs “chien de garde”, pour reprendre la dénomination chère à Paul Nizan – qui ne jugent pas les supporters indispensables au football, ou en tous cas qui les jugent beaucoup moins indispensables que l’argent des droits TV.

Crise sanitaire ou pas, le petit monde des patrons de clubs s’agitait en coulisses pour trouver de quelle manière les championnats allaient reprendre, indépendamment de l’évolution de la pandémie d’ailleurs. Une demande de dérogation officielle pour reprendre la compétition malgré le confinement était même à l’étude au niveau de la LFP, selon le président du Paris FC. Et ne parlons même pas des dirigeants anglais qui ont été jusqu’à envisager une reprise du football sous cloche, imaginée comme un grand show télévisé. Le monde entier confiné et vissé à son canapé, ça fait des abonnements en perspective. Le huis clos généralisé, quel pain béni pour les diffuseurs ! La crise du coronavirus est aussi l’occasion pour ce football tant dénoncé par les supporters, déconnecté et obnubilé par les droits TV, de surpasser sa caricature.

Éviter la remise en cause du système

Derrière le seul intérêt des dirigeants à « relancer la machine économique » ou « limiter les dégâts », il y a aussi une offensive pour sauvegarder leur modèle de football et les milliards qu’il brasse. L’industrie du football n’échappe pas à cette tendance permanente à la crise du capitalisme. Quand celle-ci se fait plus intense, l’indécence et le cynisme des dirigeants éclaboussent, et les tensions sociales se durcissent. Les petites voix discordantes résonnent aussi un peu plus fort, comme la petite musique keynésienne appelant à la régulation de l’économie du football. Rien de bien révolutionnaire là dedans, mais les patrons des clubs les plus riches y sont évidemment opposés. « Imaginez-vous dire à un grand club européen qu’il doit accepter un système de régulation qui permette de parfois laisser gagner les autres ? C’est absolument impensable. » affirmait dans la presse Gérard Lopez, patron du LOSC, sûr de lui.

Ces manières différentes d’aborder la crise du coronavirus mettent en lumière des conceptions du football qui sont diamétralement opposées. Malgré tout, laisser planer la menace d’une catastrophe s’avère un procédé pratique pour imposer cette doxa libérale voulant faire croire qu’il n’y aurait pas d’alternative possible. Seule l’union sacrée pour sauver le football français serait de mise, et toute remise en cause de son ordre social, et de son ultra dépendance à l’argent des diffuseurs, doit être neutralisée.

Consensus impossible

Le football en tant qu’industrie ne sera pas vraiment mis en péril par la crise. Entre la bienveillance annoncée des instances et des organismes de contrôle, les aides de l’État au titre du chômage partiel, tout est fait pour aider les clubs à amortir le choc. Le football français a de la marge pour voir venir la perte les 300 ou 400 millions d’euros. Quelques clubs, aux trésoreries déjà fragiles avant la crise, vont certainement faire face à des difficultés, mais rien de nouveau sous le soleil capitaliste. Et l’arrivée de Médiapro à partir de la saison prochaine avec ses 800 millions d’euros a de quoi rendre serein ceux qui cherchent à nous tirer les larmes parce qu’ils perdent quelques millions.

Ce modèle économique, il faut le mettre en péril, mais pour de vrai. Ces “travers” que la crise exacerbe, seul un mouvement social réel peut vraiment en venir à bout. Ce ne sont ni les états, ni les instances, ni une « prise de conscience » soudaine des capitalistes qui changeront la donne. Au-delà des seuls groupes ultras et du « peuple des tribunes », c’est à tous les passionnés de football de se lever contre le football capitaliste pour qui la passion, le jeu et toute dimension humaine ne sont que les accessoires d’un exercice budgétaire.

Édito n°22

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Dossier “Football sous Covid”

7 Comments

  1. “Ce modèle économique, il faut le mettre en péril, mais pour de vrai”
    OK, mais après on fait quoi ?
    Et comment on fait la transition ?
    Critiquer, c’est facile, YaplusKa proposer autre chose, vivement votre prochain article plein de propositions…

    • Merci Moun! Critiquer n’est pas si facile visiblement. C’est sûrement moins facile que de ne pas critiquer. La question de la transition est intéressante. Mais en l’état et pour répondre vite, nous ne sommes pas persuadés qu’il en faille une.
      Pour notre part, et c’est une ligne éditoriale assumée, nous ne remettons pas en cause l’industrie du football et son modèle économique, séparément du monde dans lequel elle évolue: le capitalisme. Un système qui repose sur des rapports de force entre des classes qui ont des intérêts divergents. Le football ne doit pas échapper à cette critique. Mais il ne doit pas la concentrer non plus, c’est pourquoi tous les discours faciles, populistes, visant exclusivement le monde du football (trop de thunes, trop payés etc.), ne nous satisfont pas non plus.
      Oui nous pensons qu’un autre football est possible, mais nous n’avons pas un programme clé en main à proposer. Nous n’aurons jamais cette prétention. Par contre, nous proposons un chemin à emprunter: organisons-nous et luttons pour ne pas laisser les dirigeants amener le football dans une direction qui l’éloigne de notre passion. Ce média n’est qu’un outil parmi d’autre… Mais d’accord avec vous, une fois qu’on a dit ça: YaPlusKa 😉

  2. « Imaginez-vous dire à un grand club européen qu’il doit accepter un système de régulation qui permette de parfois laisser gagner les autres ? C’est absolument impensable. » affirmait dans la presse Gérard Lopez, patron du LOSC, sûr de lui. En vrai ça l’arrangerait bien puisqu’il ne possède pas un “grand club européen” mais une grosse PME. Certes il est surtout axé sur la vente de joueurs (comme tous les présidents de L1 en réalité) mais pour rembourser son emprunt en priorité, emprunt réalisé pour tenter de rattraper un peu ces “grands clubs” nationaux qui sont sous assistance des sponsors (et des mécènes) constante. Le LOSC a généré 64 millions d’euros de CA hors mutations (qui représentent quasiment l’équivalent de cette somme) la saison passée, cela ne couvre même pas les dépenses salariales, est ce qu’on va dire aux grands clubs de renoncer aux sponsors et aux droits tv ? Aux soutiens para-étatiques ? Lopez dit non puisque cela détruirait son modèle et toute chance de renflouer l’entreprise à court terme. Dire que les clubs peuvent se passer des droits tv, y compris de ceux des “grands” clubs, j’en suis pas sûr du tout, l’économie du foot pro me semble plus fragile que jamais.

    • Oui Fred, cette citation extraite d’une interiew donnée par Gérard Lopez au Monde nous semble révélatrice de la bataille idéologique (très déséquilibrée au passage) qui commence à prendre forme autour de la question vaste du “modèle économique” du football. Gérard Lopez est loin d’être un personnage anodin dans cette crise, et le rôle qu’il joue en coulisses va clairement dans le sens de mettre tout en oeuvre pour “sauver” le modèle en question. A tel point qu’une des pistes sur lesquelles il planche actuellement est l’ouverture d’une ligne de crédit au nom de la LFP. Une fuite en avant capitaliste. Mais elle logique de son point de vue.

      Nous sommes d’accord avec votre propos sur la “fragilité” de l’économie du football, mais ça ne signifie pas pour nous qu’elle va s’effondrer. Les gros clubs restent des marques puissantes qui attirent toujours le public, les sponsors et les diffuseurs. Ce potentiel là ne disparaîtra pas avec la crise. Mais à la marge des clubs avec moins de ressources peuvent ne pas s’en remettre. Surtout dans les divisions inférieures. Mais là ils survivront même à l’éventuelle perte de 300 millions annoncés, sachant que Médiapro arrive derrière avec un plus gros magot encore.

      Ce qui risque de se raidir par contre ce sont les mécanismes de “redistribution” des clubs de L1 à desination de la L2. Point de tension depuis plusieurs années… Si il y a “fragilité”, les principaux à payer les pots cassés risquent d’être les clubs les plus faibles.

  3. Bonjour,
    Merci pour cet article intéressant.
    Comme Moun, je serai assez intéressé pour un article décrivant le modèle de substitution que vous souhaiteriez voir émerger. Personnellement je ne suis pas fan du modèle de mon ancien club et j’aimerais volontiers qu’il s’effondre, mais j’admets qu’un tel renversement ne peut se faire sans s’accompagner de dommages sociaux conséquents (perte d’emplois)…Il y a donc une forme d’égoïsme dans mon désir. Mais peut-être existe-t-il un modèle économique alternatif tout aussi pourvoyeur d’emplois ? (en partant du principe que ce modèle ne concerne que le domaine du foot, et n’est pas inclus dans un changement plus systémique, qui rendrait sûrement les choses plus “simples”).
    Merci par avance.

  4. @Moun @Fred @Sinseox PA | Merci à tous pour vos messages qui soulèvent des points de débat et de discussion intéressants, notamment la question d’un “modèle alternatif”, ou celui d’une éventuelle “transition” entre ces deux modèles. Bien sûr, loin de nous l’idée d’avoir la prétention de proposer clé en main un autre modèle. Par contre, nous sommes sensibles à toutes les discussions allant dans ce sens. Notamment celle autour de la “régulation” de l’économie du football, même si ce n’est absolument pas notre parti pris.

    @Sinseox PA | “Mais peut-être existe-t-il un modèle économique alternatif tout aussi pourvoyeur d’emplois ? (en partant du principe que ce modèle ne concerne que le domaine du foot, et n’est pas inclus dans un changement plus systémique, qui rendrait sûrement les choses plus “simples”).”

    Quand nous écrivons que ce système économique “il faut qu’il s’effondre pour de vrai”, nous entendons par là que les divers acteurs du football (hors profiteurs qui s’enrichissent sur son dos: patronat, actionnaires etc.) s’organisent pour y mettre un terme, et effectivement en bâtissent un nouveau (on peut tout imaginer,jusqu’à des clubs et des championnats autogérés par les joueurs, staff, employés et les supporters). La crise actuelle n’est qu’un miroir grossissant de ce qui est considéré comme “les travers du foot business”. Le parti pris de Dialectik Football peut se résumer assez simplement: une réelle transformation du monde du football ne peut avoir lieu sans transformation radicale de la société. Il nous semble difficile d’envisager l’avenir du football séparément du reste de la société.

    A propos des pertes d’emplois, il ne s’agit surtout pas de prendre cette question à la légère. Le problème à l’heure actuelle c’est qu’il s’agit d’un élément de chantage face à ceux qui estiment 1/ que le football ne devrait pas reprendre pour des raisons sanitaires évidentes 2/ que ce modèle économique du football a assez duré. Il y a actuellement une bataille idéologique qui est menée par le patronat en défense du modèle actuel. Les patrons de clubs savent que la crise a mis en lumière la fragilité, en tout cas le court-termisme, du modèle économique des clubs. Ce qui ne signifie pas pour nous que l’industrie du football va s’effondrer. Elle va se restructurer comme lors de chaque crise. Et oui, il y a sûrement des clubs qui vont avoir des soucis et dire qu’ils sont obligés de licencier. La faute à qui? Pas à ceux qui veulent en finir avec ce football et ce système.

    • Ok merci pour votre réponse. J’envisage effectivement davantage le changement radical que vous prônez dans le foot comme étant (quasi-)uniquement réalisable en tant que composante d’un système changeant dans sa globalité…

      « que le football ne devrait pas reprendre pour des raisons sanitaires évidentes ». Il est effectivement écœurant que des présidents (ou autres), dans leur discours, agitent l’enjeu des emplois avant tout quand leur véritable préoccupation est de faire des sous. Mais malheureusement, fonctionnellement j’imagine que les deux vont ensemble…aussi peu sincère soit leur souci des emplois (même si ma naïveté me laisse penser que certains peuvent être réellement concernés par cet aspect). Il est difficile, dans ce système, de dissocier l’économique et l’humain, enfin je crois…

      Pour ce qui est de l’argument sanitaire, et je ne parle pas pour vous mais plus globalement, je trouve qu’il peut sonner comme hypocrite parfois…. Perso j’ai plus l’impression que ce moment de faiblesse du système peut apparaître comme une occasion de le modifier profondément, voir de l’abattre. Et voilà. Et cette ambition ne me dérange pas (encore une fois je rêverais que mon club coule tant il correspond aux travers du foot très moderne, bien qu’encore une fois également, les conséquences socio-économiques d’un tel naufrage à court-terme ne me rendent pas toujours fier d’avoir ce rêve). Mais j’ai la sensation que cette ambition globale de renversement n’est pas forcément assumée médiatiquement, à la différence de votre article. C’est dommage car du coup l’aspect sanitaire peut sembler être utilisé comme un faux-prétexte, alors qu’il est un exemple effectivement évident de la fragilité économique du foot français actuel.

      « Et oui, il y a sûrement des clubs qui vont avoir des soucis et dire qu’ils sont obligés de licencier. La faute à qui? Pas à ceux qui veulent en finir avec ce football et ce système ».
      Je ne cherchais pas à trouver des responsables hein (“ces révolutionnaires égoïstes “!); juste savoir qu’est-ce qu’implique les bouleversements visés du point socio-économique, au moins à court-terme…

      Merci encore d’avoir pris le temps de me répondre et pour les explications. Bonne continuation

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