Ébauche de bilan d’un Mondial qu’on a (quasiment) pas regardé

(©AFP)

L’isolement de celles et ceux pour qui il a été physiquement impossible d’apprécier ce football joué sur un cimetière, interpelle forcément. De son attribution frauduleuse en 2010 à sa clôture, ce Mondial qatari rappelle l’urgence de structurer dans l’Hexagone une réelle résistance au football moderne et aux projets funestes de la FIFA.

Certains n’hésitent pas à reprendre ce refrain qui en fait la “plus belle Coupe du Monde de l’Histoire”. Pour n’en avoir vu que des bribes ou des résumés, il nous sera impossible de nous prononcer là-dessus, du point de vue du jeu produit, et même des émotions. La troisième étoile de l’Argentine, l’exploit sans précédent de la sélection marocaine, on est au courant. On a entendu les klaxons, on a vu les scènes de liesse. Mais une chose est sûre, les polémiques, les scandales et les horreurs qui ont entourés son organisation au Qatar, empêchent de facto de l’auréoler de ce titre.

Infantino, toute honte bue

Quelque soit la forme choisie, il y avait des milliers de raisons de protester contre ce Mondial de la honte. Au moins 6500, comme le nombre d’ouvriers morts ces dernières années sur les chantiers au Qatar. Révélé par une enquête du Guardian publiée en février 2021, ce nombre est contesté par le Qatar. On se souvient de Gianni Infantino affirmer, toute honte bue, que « seuls trois décès avaient été officiellement recensés sur ces sites.» Snobant sans surprise la demande des ONG, dont Amnesty International, de création d’un fonds d’indemnisation destiné aux familles des victimes.

(©AP Photo/Abbie Parr)

Le patron de la FIFA n’a pas ménagé ses efforts pour dégoûter le peuple du football. En vain. Sa conférence de presse à l’aube de l’ouverture d’une des Coupe du Monde les plus politiques et controversées de l’Histoire après celles de 1934 et de 1978 est venue rappeler à l’ensemble de la planète la puissance des intérêts communs entre le Qatar et la FIFA. Un plaidoyer en faveur de l’émirat, le faisant passer pour un modèle d’accueil de ces travailleurs immigrés que l’Europe repousse à ses frontières. Il fallait oser.

« Infantino, plus par électoralisme que par tiers-mondisme, a pris le parti de ce “Sud” en l’opposant à “l’Occident” – celui des croisades plutôt que celui où des droits humains et sociaux ont été conquis et sont défendus », soulignait lucidement Jérôme Latta. Un calcul politicien qui ne fait que poursuivre les projets funestes des Havelange et Blatter, et dans un seul but: générer toujours plus de profits pour une FIFA qui a déjà annoncé un chiffre d’affaire record de 7,5 milliards de dollars, calculé sur les quatre dernières années.

La guérilla de l’audimat n’a pas eu lieu

Les conditions pour protester d’une manière ou d’une autre contre cette aberration humaine, sociale et écologique, et ne pas être les pigeons de cette mascarade, étaient réunies. Et pourtant, dans l’Hexagone, cette séquence caricaturale de foot business a battu des records d’audience. En dehors d’appels au boycott marginaux – de quelques groupes ultras ou encore de l’UFOLEP – et de quelques initiatives tentant un contre-pied, c’était un des seuls moyens de mesurer le niveau d’adhésion de la population.

Et le résultat est sans appel: la guérilla de l’audimat n’a pas eu lieu. Les diffuseurs se sont dès les premiers matchs gargarisées des audiences, bien aidés par le parcours de l’équipe de France qui a fait durer leur plaisir jusqu’en finale. Les audiences sont montées crescendo au fil des matchs, jusqu’à battre un record historique avec 24 millions de téléspectateurs. Durant la mi-temps, la chaîne TF1 a même vendu l’espace publicitaire le plus cher de l’histoire du football français (330 000 euros pour 30 secondes).

Les chiffres sont certes revus à la hausse par la nouvelle méthode de calcul adoptée en 2020 par l’institut Médiamétrie, mais sur le Vieux Continent l’engouement en France n’a pas vraiment d’équivalent. Ailleurs, les audiences étant globalement en baisse par rapport à 2018, à commencer par l’Allemagne où les appels au boycott ont été très suivis (12 millions de téléspectateurs en moyenne en moins), plusieurs groupes de supporters proposant même des “programmes alternatifs“. Le média Challenges évalue à 26% la chute des audiences en Europe par rapport au Mondial précédent en Russie.

“Zéro Love”

Que les Bleus attirent généralement un public de consommateurs plus que de supporters permet de relativiser, mais ne doit pas empêcher de réfléchir à l’engouement suscité par ce Mondial. Même si ce “succès” télévisuel est aussi à pondérer par le faible contingent de supporters français qui se sont rendus au Qatar. Une défection autant expliquée par le contexte politique, comme l’expliquait une responsable des Irrésistibles Français, que par le coût exorbitant des places et de l’hébergement.

(©Peter De Voecht/PANORAMIC)

Le Mondial 2022 a pu compter sur une intense campagne médiatique, logique au vu des enjeux économiques, mais également proportionnelle à la peur d’un improbable boycott des téléspectateurs. “C’était avant qu’il fallait s’offusquer, maintenant c’est trop tard“, est un peu l’argument répété à l’envi comme pour s’éviter d’avoir mauvaise conscience. Les fans de l’équipe de France, et de football en général, sont restés hermétiques à toute revendication, comme l’épisode autour du brassard “One Love”. Une initiative symbolique de lutte contre les discriminations, finalement interdite par la FIFA.

Par la voix de son capitaine Hugo Lloris – déjà bégayant lors de l’Euro 2021 quand il avait fallu mettre un genou à terre pour protester contre le racisme – et de Noël Le Graët, la France s’est mise dans le camp de ceux qui refusaient de le porter. C’est un choix politique, n’en déplaise à ceux qui prétendent qu’il ne faut pas politiser le sport. « J’ai été l’un des leaders pour qu’il n’y ait pas ce brassard. Trois ou quatre pays, toujours d’Europe de l’Ouest, le voulaient. D’ailleurs, ils ne sont plus en lice pour la plupart. Ce n’est pas de l’hypocrisie », a même déclaré le président d’une FFF, de plus en plus à la dérive.

S’organiser pour se réapproprier le football

Le comble de cette séquence étant atteint quand la FFF s’est comme “déchargée” de cette prise de position tenue au Qatar, en envoyant les fameux brassards aux clubs amateurs, les invitant à les porter. « La FFF nous demande de faire ce que l’équipe de France a refusé. Chère FFF, nous (le foot amateur) ne sommes pas votre bonne conscience. Votre hypocrisie est vraiment sans limites », a notamment réagi le collectif Les Dégommeuses sur Twitter.

Ces voix minoritaires, même inaudibles le temps du Mondial, ont le mérite d’exister et de constituer la base d’un mouvement prônant un autre football. Rien toutefois comparé à l’Italie et à l’Espagne, où de nombreux clubs se réclamant du “football populaire” ont appelé à boycotter cette Coupe du Monde organisée dans un pays qui ne garantissait en aucun cas les droits des travailleurs migrants, des femmes et des personnes LGBT+. Et encore moins comparé la mobilisation en Allemagne.

Pourquoi en France, les protestations contre le Mondial 2022 ont-elles paru si décalées, provoquant même des railleries? Au-delà des critiques logiques sur le régime qatari qui ne font pas pour autant des pays occidentaux des modèles de défenseurs des Droits de l’Homme les appels au boycott, à la démission ou à la désertion, n’avaient pas pour but de culpabiliser les fans. Plutôt de voir émerger une prise de conscience collective sur le sens de ce Mondial et du football moderne qu’il a consacré.

Le Mondial est terminé, et ça fait du bien. Mais l’urgence de se réapproprier le football tient toujours.

Édito n°54

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