Sébastien Louis: “Il est certain que les luttes des ultras sont utiles”

Auteur de l’indispensable livre Ultras, les autres protagonistes du football (éditions Mare & Martin), Sébastien Louis est un des observateurs les plus au fait de la situation des supporters dans la péninsule italienne. Il a accepté de répondre à quelques unes de nos questions, sur les rivalités ou encore la répression et son actualité. L’occasion, alors que le mouvement ultra célèbre ses 50 ans, de dresser un état des lieux.

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Les ultras font de leur indépendance une caractéristique centrale. Dans les faits, on se rend compte que certains groupes entretiennent des rapports qu’on pourrait qualifier « d’ambigus » avec les directions et les propriétaires. Qu’en est-il exactement ?

Carte des Commandos Tigre du Milan AC, premier des groupes ultras. Image tirée du livre de Sébastien Louis.

Ces rapports « ambigus » ont toujours existé, et ce depuis le début du mouvement ultras. Il suffit de lire les interviews de Daniele Segré avec les ultras du Torino, dans son livre précurseur « Ragazzi di stadio », pour comprendre qu’ils entretiennent des liens avec les dirigeants. La plupart des premiers groupes ultras sont des clubs de supporters officiels à leur début et sont rattachés aux centres de coordination, qui rassemblent les différentes entités soutenant une équipe. La première carte de membre des Commandos Tigre, du Milan AC, le démontre. Ces rapports ont bien évidemment évolué, d’un paternalisme bienveillant il sont devenus de plus en plus intéressés. Le concept de la « mentalité ultras » a pris une importance croissante. Elle exige de revendiquer une certaine indépendance et d’avoir le moins de liens possibles avec les dirigeants. Cette évolution apparaît avec l’apogée du mouvement ultras en Italie lors de la décennie 1990, car plusieurs groupes s’opposent dans un même virage et certains parmi les pionniers sont en train de devenir des « super-clubs » et entretiennent des rapports avec les dirigeants et les autorités. Les groupes deviennent des sources de revenus pour certains leaders ultras, à l’image de Palumella, le chef du Commando Ultra Curva B de Naples, mais également pour les dirigeants des Irriducibili de la Lazio, qui mettent cela en avant dans un documentaire auto-réalisé. De nouveaux groupes leur reprochent ces liens incestueux et revendiquent un retour aux « idéaux d’origines », « tifo e violenza », mais, ces idéaux sont une invention. Pour reprendre le concept forgé par Eric Hobsbawm et Terence Ranger, il s’agit d’une invention de la tradition. Car le microcosme ultras ne fonctionne pas différemment du champ politique, chacun est persuadé d’incarner la pureté des idéaux d’origine mais ceux-ci n’existent pas et sont en constante élaboration ou en train d’être réévalués par les nouvelles générations.

Dans ton livre du décris bien le schéma complexe des amitiés et rivalités des groupes. Certaines de ces rivalités se cristallisent autour d’un antagonisme politique. Quelle est la place réelle de cette rivalité politique ?

L’esthétique communiste des ultras des Brigate Autonome Livornesi 99, connues comme étant parmi les plus “à gauche” des tribunes italiennes.

L’antagonisme politique est souvent vidé de son sens, la politique ne sert qu’à alimenter et exacerber les rivalités. Il y a très peu de militants politiques au sens classique du terme dans les groupes ultras. Si la politique est si présente dans les stades de la péninsule, c’est que cette culture est apparue à un moment particulier de la société italienne, au tournant des années 1960 et 1970. À l’image des autres pays, l’Italie a connu de profonds bouleversements à cette époque. C’est dans cet univers troublé que les ultras trouvent en grande partie leurs sources d’inspirations pour établir leur groupe. Pourtant, il s’agit principalement de la forme qu’ils récupèrent : des comportements aux structures, en passant par la rhétorique et les tenues vestimentaires, ils trouvent les modèles nécessaires sans pour autant adhérer d’une manière cohérente aux mots d’ordre. Leur révolution se fait uniquement dans les stades et non en-dehors, ils désirent s’affranchir des associations traditionnelles pour se retrouver dans une structure entre pairs. Certaines des affiliations politiques affichées s’expliquent. Ainsi, Livorno dont les ultras sont considérés parmi les plus à gauche en Italie est la ville où fut fondé la Parti Communiste Italien en 1921. À l’inverse, Rome est depuis longtemps un fief de l’extrême-droite, tendance que l’on retrouve en majorité chez les ultras des deux clubs de la capitale. D’ailleurs, si les ultras antifascistes n’ont pas réussi à s’unir au sein du Fronte di Resistanza Ultras, c’est tout simplement parce que l’antagonisme sportif et le campanilisme prennent le pas sur les appartenances politiques revendiquées par certaines tifoserie.

Tu avances cette idée que le stade est un « laboratoire de la répression » expérimentant de nouvelles formes de contrôle social. Ce tournant répressif s’est clairement amplifié avec la commercialisation du football. Peux-tu nous en dire un peu plus sur cette idée de laboratoire et sur le lien entre répression et football moderne ?

« Lois spéciales : aujourd’hui pour les ultras, demain dans toute la ville »
Banderole des Ultras Brescia dans les années 90

Depuis les années 1990 le stade est devenu clairement un laboratoire des politiques répressives, aussi bien en Italie qu’en France. Les ultras sont des cobayes idéals, leur culture de l’affrontement et le rapport qu’ils ont à la violence en font des « folk devils » parfaits. Il faut savoir qu’en Italie, la première loi d’interdiction de stade a été mise en place en 1989. Depuis trente ans, nous assistons à une amplification de la répression dans les stades, mais sans aucun véritable résultat, comme le prouve malheureusement la mort de cet ultras de Varese en marge de la rencontre Inter-Napoli le 26 décembre 2018. Les différents gouvernements n’ont aucune politique cohérente à moyen ou long terme. Que ce soit le centre-gauche ou le centre-droit, les mesures sont les mêmes et sont prises dans l’urgence de la situation, c’est-à-dire après un accident grave ou un mort dans un stade.

De plus, personne ne défend les ultras dans les médias où ils sont d’évidents coupables de violences décontextualisées. L’ancien ministre de l’Intérieur Roberto Maroni, de la Ligue, est un bon exemple. Il a procédé à la mise en place en août 2009 de la « Tessera del tifoso », la carte du supporter. Destinée aux tifosi, elle se veut une carte de fidélité, avec quelques menus avantages pour son propriétaire, mais c’est une véritable carte d’accès au stade qui fiche le supporteur, car la questure de police (autorité policière à l’échelle de la province) décide en dernier lieu de son attribution. Elle répond à deux logiques: sécuritaire et commerciale, cela dans le but de modifier progressivement le public dans les tribunes.

L’achat de billets dans les secteurs adverses des autres stades est interdit depuis le 1er janvier 2010 pour les personnes qui ne possèdent pas cette carte. Le Ministre déclare alors que les désordres ont diminué, mais, cela s’explique par la multiplication des interdictions de vente de billets. En effet, les secteurs adverses étant fermés aux supporters adverses, il est donc logique que les incidents soient en régression. Cette carte est dénoncée par les ultras qui, dès le début font front commun contre cette initiative. Ils la jugent contraire au respect de la vie privée et en dénoncent les dérives commerciales. Mais la discorde principale concerne l’article 9 qui, selon l’interprétation qui en est faite, peut en théorie interdire « à vie » toute personne destinataire d’une interdiction de stade temporaire. Cette carte est devenue indispensable entre 2010 et août 2017 pour s’abonner, comme pour acheter un billet lors d’un match à l’extérieur de son équipe. Il est vrai, que depuis l’introduction de ce système les violences sont en recul, mais ce résultat est dû à plusieurs facteurs : la mise aux normes des stades, les peines plus sévères et surtout les nombreuses interdictions de vente de billets qui produisent leurs effets. Le paradoxe est que cette carte qui permettait, à l’origine, d’assister à toutes les rencontres de son équipe, est également la cible de mesures spéciales, car à plusieurs reprises les ventes de billets sont prohibées mêmes à ceux qui la détiennent. C’est donc un pansement sur une jambe de bois, car sans supporters adverses, il est sûr que les incidents sont en baisse.

Enfin, je n’ai pas besoin de rappeler la loi scélérate qui vient d’être adopté à l’Assemblée Nationale à Paris, où une mesure administrative comme l’interdiction de stade, va pouvoir être utilisé pour interdire des citoyens de manifester… Tout cela existe déjà en Italie depuis deux ans, avec le « Daspo di piazza », un maire peut interdire un citoyen de fréquenter un espace public pour différentes raisons en rapport avec un potentiel trouble à l’ordre public. Il faut d’ailleurs lire le chapitre le plus « juridique » de mon livre, pour comprendre comment nous en sommes arrivé là en Italie, puis en France. L’Italie est malheureusement un laboratoire politique en Europe et la France lui emboîte le pas.

Justement, face à la répression, des ponts se sont-ils créés avec les mouvements sociaux ? Est-ce dans la culture des ultras italiens de se mobiliser sur le plan social comme on a pu le voir notamment en Egypte lors du Printemps arabe en 2011 ?

Non, l’exemple de l’Egypte et de la Turquie, dans une moindre mesure, sont des cas uniques. Depuis quelques années je m’intéresse particulièrement aux ultras dans le monde arabe, notamment au Maghreb. Au Maroc, les ultras me disent clairement qu’ils ne veulent pas faire le lien avec les mouvements sociaux, notamment pour ne pas être récupérés, ils vivent leur culture dans un contexte spécifique, celui du stade, qu’ils ne veulent pas transposer à d’autres secteurs, peu au fait de leurs pratiques. Cette autonomie les préserve et les protège, selon leur analyse. Cependant, à l’échelle locale des ponts existent, mais uniquement au sein des groupes les plus politisés, c’est le cas en Italie à Pise, à Livourne, mais aussi à Cosenza. Les exemples sont donc rares et à une échelle extrêmement limitée, qui est celle de leur ville.

On a l’impression que la riposte des ultras s’est avérée stérile ou impuissante. On te sens pessimiste quant à la capacité des ultras à enrayer la machine répressive. Leur difficulté à se fédérer semble être une constante malgré plusieurs tentatives comme la lutte contre l’instauration en 2009 de la tessera del tifoso. Selon toi, à quoi cette difficulté à s’unir est-elle due ?

On ne peut pas comparer les adversaires en présence, entre un poids plume d’un côté et un poids lourd qui dispose d’un arsenal à sa disposition. Les ultras ne peuvent en rien enrayer ce cercle répressif, en outre, les divisions au sein du mouvement sont exploités à dessein par les pouvoirs publics. Enfin, certains jouent un jeu trouble, et pour des intérêts personnels, sont prêts à se compromettre. Les seules victoires que les ultras pourraient obtenir seraient en parvenant à convaincre un cercle plus important de citoyens sur la finalité de la répression, mais croire cela est un vœu pieu. Par contre, il est certain que les luttes des ultras sont utiles, elles permettent d’enrayer la machine et de faire le lien avec ce qui arrivera dans quelques années. Les actions comme celle menée par nombre de groupes ultras qui ont exposé le même message les 19 et 26 avril 1998 : « Citoyen libre ? Non, ultras ! » sont prémonitoires, si l’on y pense aujourd’hui avec le recul. Il en est de même le 21 et le 28 octobre 2001, lorsqu’une semaine de contestation est organisée contre la loi n° 377, approuvée par le Parlement pour lutter contre la recrudescence d’actes violents dans les stades. Une grande partie des groupes exposaient alors un message évocateur : « Lois spéciales : aujourd’hui pour les ultras, demain pour toute la ville ». On constate malheureusement à nos dépends la pertinence de ce genre d’action et de message.

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