Supporters: l’envers répressif du “modèle allemand”

Comme sur le plan économique, on entend beaucoup parler du “modèle allemand” concernant le football et la gestion des supporters. Les idées reçues sur les fumigènes – qui, si on en croit Noël Le Graët, auraient disparu des stades outre-Rhin – ont la peau dure. Car derrière le tableau idyllique qui nous est parfois brossé, les autorités n’ont jamais réellement abandonné l’option de la répression pure et simple.

On insiste parfois lourdement sur ce “modèle” qui serait centré sur la prévention et le dialogue avec les supporters. L’existence des Fan-Projekte1, conjuguée au principe singulier du “50+1”2, rend ce dialogue probablement plus présent qu’ailleurs.

Les bases posées en 2012 avec “l’Expérience du stade en sécurité”

Néanmoins ces derniers mois un autre son de cloche nous parvient des tribunes allemandes où souffle un vent de protestation contre le traitement réservé aux supporters. Des protestations qui s’inscrivent finalement dans la continuité de celles qui ont fait face au virage opéré par les instances fin 2012 avec le programme “Sicheres Stadionerlebnis”, qu’on traduit par “l’Expérience du stade en sécurité”. Programme initialement porté au mépris des associations de supporters qui n’avaient pas été consultées.

Mais à l’origine, selon Jonas Gabler, auteur du livre Die Ultras (2010), aucun élément tangible ni aucune donnée statistique ne venaient corroborer cette nécessité sécuritaire avancée par les autorités. Il y a bien le prétexte de la violence dans les stades, mais celle-ci n’y est pas plus présente que dans le reste de la société allemande, ou lors de la Fête de la Bière. Comme souvent, les ultras se sont retrouvés pris dans les filets de l’instrumentalisation politique lors d’une campagne électorale, en l’occurrence celle des législatives de 2013.

Fans de l’Union Berlin participant au mouvement de grève des encouragements “12:12 Ohne Stimme – Keine Stimmung” en 2012.

Adopté par la Ligue allemande de Football (DFL), malgré les réticences et les oppositions de plusieurs clubs, les mesures comprises dans le texte sont entrées en vigueur lors de la saison 2013/2014. Parmi les clubs farouchement opposés à ce texte, on trouvait Sankt Pauli et l’Union Berlin, deux clubs portés par une forte base populaire. La première version voulait notamment obliger les groupes de supporters à signer un document les engageant à rejeter la violence, le racisme et l’usage d’engins pyrotechniques. Condition inacceptable. Les discussions préalables au vote de ce texte ont donné lieu à un mouvement d’ampleur des supporters allemands3 qui a permis d’atténuer en partie la version finale adoptée par la DFL en décembre 2012. Cette mesure à laquelle les supporters étaient vraiment hostiles est la seule qui a sauté.

Si la dernière mouture adoptée prône un dialogue renforcé entre les clubs et les associations de supporters, elle laisse une grande latitude aux clubs en matière d’application des nouvelles mesures de sécurité: en tête la possibilité de réduire les contingents de supporters visiteurs, et surtout la possibilité de mettre en place des fouilles au corps poussées, certains fans pouvant être amenés à se dévêtir.

Nouveau durcissement en cours, vers la prison ferme pour des fumis

Certains clubs professionnels doutent de l’efficacité d’une politique de répression frontale. Cette marge de manœuvre qui leur est jusqu’ici laissée dans la gestion du rapport avec leurs supporters explique en grande partie le niveau de ferveur, pyrotechnie à l’appui, qui règne encore dans nombre de tribunes du pays. Mais la pérennité de cette ferveur semble précaire. Même si les statistiques policières annoncent des chiffres en baisse concernant les procédures contre les supporter entre les saisons 2016/17 et 2017/18, ça n’empêche pas plusieurs ministres de l’Intérieur des différents landers de se lancer dans une croisade anti-fumigènes aussi absurde que dans l’air du temps. Ce ne sont pas les voisins gaulois Le Graët et Boy de la Tour qui vont les contredire, cherchant eux aussi à éradiquer cette pratique inhérente à la culture ultra depuis qu’elle existe.

“Fans contre la loi sur la police”: banderole déployée par des supporters du Bayern Munich, à l’occasion de la nouvelle loi sur la police du land de Bavière a printemps 2018.

Herbert Reul, ministre de l’Intérieur de Rhénanie-du-Nord Westphalie, se plait à affirmer qu’ils opèrent une “distinction entre les supporters pacifiques et les fauteurs de trouble”. Un discours bien connu des manifestants. Le but est évident: créer la division entre les supporters et justifier la répression contre l’ensemble. (lire Loi anti-manifestants: des tribunes à la rue, nouveau stade dans la répression)

La conférence des ministres de l’Intérieur qui s’est tenue le 28 novembre 2018 à Magdebourg a été un moment marquant pour les partisans du tout-répressif menés par Peter Beuth, ministre de l’Intérieur de Hesse, et sa proposition phare de condamner à un an de prison ferme les supporters actionnant tous types d’engins pyrotechniques en tribune. Selon Beuth, « la menace d’une peine de prison parle un langage clair et constitue un autre moyen d’assurer la sécurité dans les stades ». Preuve que l’Allemagne n’est pas le paradis du dialogue décrit ça et là.

Avant même d’être mis en œuvre, ces propositions répressives participent déjà au climat d’hostilité policière auquel font face les ultras (lire Les ultras de l’Eintracht Francfort en guerre contre le ministre de l’Intérieur). Membre de l’association d’avocats AG-Fananwälte soutenant les supporters, René Lau, interrogé par le média DW, souligne que la tonalité d’escalade répressive impulsée par tous ces ministres de l’Intérieur régionaux, majoritairement membres de la CDU – le parti de la Chancelière Angela Merkel – n’est pas sans effet sur l’augmentation constatée ces derniers mois de l’agressivité policière à l’encontre des supporters.

En attendant la reconnaissance faciale?

La relative autonomie des landers en matière judiciaire a poussé un certain nombre à devancer cet élan répressif et à adopter une législation policière propre. Le cas le plus emblématique est celui de la Bavière et de sa « nouvelle loi policière » du printemps 2018, considérée comme la plus dure depuis 1945. La police locale y jouit de pouvoirs étendus comme le recours aux écoutes téléphoniques ou encore le pouvoir de mettre des gens en détention sans procédure judiciaire sur des périodes de trois mois renouvelables. Si ces nouvelles législations policières ne les ciblaient pas directement, nombre de groupes de supporters ont manifesté leur opposition, dont ceux du Borussia Dortmund et du Bayern Munich.

Derrière ces législations ultra-sécuritaire, le pouvoir agite l’épouvantail terroriste. Mais selon René Lau, il s’agit avant tout « du renforcement du pouvoir de la police au détriment des droits des citoyens. » Il ajoute que les supporters « servent de cobayes à ces nouvelles mesures policières. » On retrouve dans ses paroles cette idée que le stade de football sert de “laboratoire de la répression” développée en Italie et en France, notamment par Sébastien Louis, spécialiste de l’histoire des ultras italiens.

Le pire reste peut-être à venir. Dans le cadre des discussions sur le durcissement de la future loi sur la police au Parlement de Basse-Saxe, les élus CDU préconisent l’instauration de la vidéo-surveillance avec reconnaissance faciale. Ils souhaitent faire de VW-Arena, stade du VfL Wolfsburg, le site pilote de cette mesure. Cette technologie avait été testée lors de la finale de la Champions League en 2017 à Cardiff, avec un taux d’échec assez hallucinant de 92%. Malheureusement, aujourd’hui cette technique se perfectionne et les stades font office de terrain d’expérimentation idéals. Nul doute que les ultras de Wolfsburg ne laisseront pas passer ça sans lutter, même si les spectateurs lambdas semblent se désintéresser du sujet, prétendant « n’avoir rien à se reprocher ».

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Notes:

1 Créés au milieu des années 90 et financés par la Fédération Allemande de Football (DFB), les länders et le Ministère des affaires familiales, les Fan-Projekte sont chargés d'assurer un lien entre les supporters et les institutions. (Pour aller plus loin: Les coulisses du foot business)

2 Le "50+1" est une règle protectionniste qui régit le football professionnel allemand depuis 1998. Dans les faits, ce principe est censé garantir la propriété du club à l'association des adhérents qui détient 50% plus une part, et se prémunir ainsi d'une prise de pouvoir d'investisseurs privés en plafonnant les parts restantes à 49%. Dans les faits, ça ne signifie pas pour autant que les supporters sont associés aux décisions stratégiques prises par les clubs.

3 Un mouvement de protestation nommé « 12:12, Ohne Stimme – Keine Stimmung », soit « Sans voix, pas d'ambiance », qui consistait à opérer 12 minutes et 12 secondes de grève des encouragements au début de chaque match.

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