22 mai 1968: Occupation du siège de la FFF par les « Enragés du football »

En mai 68, la révolte sociale fut globale. Elle ne fut pas uniquement étudiante ni générationnelle, comme on l’y réduit souvent. Des centaines d’usines étaient occupées à travers la France. La révolte fut si globale qu’elle a même atteint la petite sphère du football quand quelques joueurs ont occupé quatre jours durant les locaux de la Fédération Française de Football (FFF) pour réclamer que le football soit rendu aux footballeurs. Bien avant, et avec un sens autrement plus subversif, que Platini n’en fasse un slogan électoraliste pour gouverner l’UEFA.

Footballeurs au coeur du mouvement des occupations

En cette fin de mois de mai 68, la France compte près de 10 millions de grévistes – chiffre qui laisse rêveur – et des centaines d’usines sont occupées. La révolte sociale connue plus tard sous le nom de “Mai 68”, est entrée dans une phase quasi insurrectionnelle. Une partie conséquente du mouvement échappe même au contrôle d’une CGT sur le point de signer les fameux “accords de Grenelle” qui renverront tout le monde au turbin. Sur le modèle des occupations de la Sorbonne, du théâtre de l’Odéon ou encore des usines Renault, un petit groupe de footballeurs décide de prendre d’assaut le siège de la FFF, situé 60 bis rue de Iéna, au cœur du 16e arrondissement de Paris, dans les quartiers huppés de la capitale. Nous sommes le 22 mai. En occupant la Fédération, c’est directement à « la citadelle du football français », comme le racontera plus tard Jules Céron, un des participants, ouvrier et joueur du CM Aubervilliers, que se sont attaqués ces quelques dizaines de footballeurs révolutionnaires et romantiques.

Préalablement pensée par François Thébaud et Pierre Lameignère, avec les autres membres du journal Miroir du Football, très vite l’occupation s’organise. Les lieux sont barricadés, le drapeau rouge est hissé au balcon et des banderoles proclamant “Le football aux footballeurs” ou encore “La Fédération propriété des 600 000 footballeurs” sont accrochées aux balcons. Un tract produit par les occupants, signé du “Comité d’Action des Footballeurs”, appelant à les rejoindre rue d’Iéna, est distribué en bas de l’immeuble aux passants et aux voitures. Ils s’inscrivent dans le mouvement de révolte en cours et appellent à faire du football « le sport du monde de demain que les travailleurs ont commencé à construire. » Le ton y est irrévérencieux et, influencé par l’insubordination générale, s’attaque au pouvoir. Les dirigeants du football français, le secrétaire général Pierre Delaunay et le futur sélectionneur Georges Boulogne, en prennent pour leur grade. Ces deux-là sont même gentiment séquestrés rue d’Iéna durant une demi-journée. Une fois « libéré », Boulogne fustigera l’occupation du siège de la 3F, mentionnant son caractère «anti-démocratique». Accusation traditionnelle du camp des bourgeois quand ils sont contestés. Après cinq jours d’occupation, le 27 mai, les « enragés du football » comme les nommèrent Faouzi Mahjoub et Alain Leiblang dans leur livre consacré à cet évènement, quittèrent d’eux-mêmes les lieux.

Le monde « amateur », mais pas que

Durant l’occupation de cet hôtel particulier qui sert de siège à la FFF, il n’y a quasiment que des footballeurs amateurs, principalement issus de clubs parisiens. Beaucoup évoluent dans des clubs de la banlieue rouge, à Aubervilliers, Pavillons-sous-bois ou encore Neuilly-sur-Marne. D’ailleurs, ils sont plusieurs à être venus après avoir entendu un appel à rejoindre l’occupation, lancé à la radio. Pour certains, il s’agissait juste de passer d’un piquet à un autre, car ces footballeurs amateurs étaient pour beaucoup des ouvriers en grève qui occupaient déjà leur usine. Mais, la lecture du tract-programme suffit pour voir que les revendications ne sont absolument pas centrées sur le monde amateur. Au contraire, beaucoup concernent même le football professionnel, notamment la question du « contrat à vie » jugé esclavagiste par beaucoup de pros, dont Raymond Kopa, et dénoncé par le Miroir du Football depuis le début des années 60. Ce sont les membres de ce journal d’obédience communiste qui sont à l’initiative de l’occupation: François Thébaud, Pierre Lameignère, Faouzi Mahjoub, Jean Norval ou encore Francis Le Goulven. Pour cette action qui demandait un peu d’organisation, ils peuvent compter sur leurs camarades du club corpo de l’APSAP Bretonneau, au sein duquel plusieurs plumes du « Miroir », tentent de mettre en pratique la théorie du « beau jeu » offensif et collectif qu’ils défendent dans les colonnes de leur journal.

Ces revendications n’ont pas empêché le petit monde professionnel de se tenir à distance de l’occupation qui reçut toutefois un soutien appuyé de deux joueurs du Red Star, André Mérelle et Michel Oriot, ainsi que celui de Just Fontaine bien qu’il ne se soit pas rendu sur les lieux. Tandis que l’Union Nationale des Footballeurs Professionnels (UNFP) adopte une attitude pour le moins ambigüe. Tout en soutenant la revendication d’abolition du « contrat à vie », le syndicat des footballeurs professionnels n’aime pas trop ce qui se trame rue d’Iéna. Si son vice-président, Bruno Bollini, s’est bien rendu sur les lieux, l’UNFP finira par se désolidariser officiellement de l’occupation par la voix de son président, un certain Michel Hidalgo. Dans un communiqué affirmant le rejet de « toute anarchie » et de « tout désordre », l’UNFP a rappelé sa vocation de partenaire social des patrons de club et s’est démarquée avec mépris de ceux désignés comme « les tendances minoritaires ». Ce qui s’appelle « sonner la fin de la récré ».

L’émergence d’un contre-pouvoir au cœur d’un sport contrôlé par la bourgeoisie?

Au milieu des années 60, le football est, comme il l’a toujours été, aux mains des capitalistes. Les dirigeants, à l’image du reste du patronat français, sont très agressifs et tiennent les clubs d’une main de fer. En 1968, le football  professionnel est dominé par le Groupement des Clubs Autorisés (GCA), ancêtre de l’UCPF, soit l’équivalent du MEDEF pour les clubs de football. Miroir de son époque, le football français est alors encore marqué par le paternalisme patronal, symbolisé par ce « contrat à vie » qui lie le joueur à son club jusqu’à ses 35 ans, ne lui donnant quasiment aucun droit ni regard sur ses choix de carrière. Ce contrat typique du footballeur est une exception dans le monde du travail, et son caractère illégal et injuste a déjà été démontré. Depuis 1960, le Miroir du Football tente de faire exister une voix dissidente. A mi-chemin entre l’action syndicale catégorielle et la volonté de transformation sociale radicale, avec l’occupation de la 3F, émerge au cœur même de l’industrie du football un embryon antagoniste, en écho à la lutte des classes qui fait rage dans les usines et dans la rue.

Une du “Miroir” du 2 avril 1968

Cette contestation de footballeurs s’attaque frontalement aux bourgeois qui gouvernent l’instance. Les « pontifes », connivents du pouvoir gaulliste, sont pris pour cible, accusés de s’engraisser sur le dos des footballeurs. Sont nommément cités: Antoine Chiarisoli (président de la Fédération), Jean Sadoul (président du GCA) ou encore Pierre Delaunay, incarnant le népotisme, puisqu’il succéda à son père comme secrétaire général de la 3F, « comme un vulgaire Louis XVI ». Autres cibles, les deux figures autoritaires que sont Louis Dugauguez, sélectionneur national qui cumule les postes et les salaires, et Georges Boulogne accusé d’être « le chef de la mafia des entraîneurs ».

Les occupants de la rue de Iéna partagent grosso modo les bases politiques et philosophiques du « Miroir » qui s’élève contre un football qu’on ne qualifie pas encore de « moderne », « marchand » ou « business », mais qui en est aux prémices de cette mutation. Il s’élève aussi contre les partisans de cette mutation, Georges Boulogne en tête. Instructeur national des entraîneurs, celui-ci défend l’adaptation du football aux évolutions de l’économie capitaliste, avec l’idée de rendre le football français plus compétitif. Ce qui sur le plan du jeu se concrétise par une plus grande rigueur défensive, tirant ainsi un trait sur les philosophies de jeu offensives, dont celle du mythique Stade de Reims de Kopa, coaché par Albert Batteux. L’opposition est donc non seulement politique et économique mais aussi tactique, et de fait les trois domaines sont liés.

Malgré cette action, et certaines portes qu’elle ouvrit, notamment vers l’abolition définitive du contrat à vie en 1973, l’idée d’un réel contre-pouvoir pouvant faire face aux patrons et propriétaires des clubs n’a pas fait son chemin. La restructuration libérale de l’économie a accéléré les mutations du football qui ont eu raison des principes de jeu prônés par le Miroir du Football. Le « Mouvement Football Progrès » né en 1973 sous l’égide des bretons du Stade Lamballais, a été la dernière tentative des les mettre en application. Ces précurseurs de la résistance au football dit « moderne » ont été malheureusement vaincus. Mais un jour, la Commune du Football refleurira.

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Sources:

Alfred Wahl, Esprit 68, GrOUCHos

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